Par
Daniel Pipes
The Washington Times
26 février 2015
Version
originale anglaise : Syria’s Civil War Could Stabilize Its Region
Traduction française : Johan
Bourlard
Les
bouleversements démographiques causés par quatre années de guerre civile en
Syrie ont profondément changé la Syrie et ses trois voisins arabophones que
sont l’Irak, le Liban et la Jordanie (la Turquie et Israël ont changé aussi
mais dans une moindre mesure). Face aux tragédies et aux horreurs, et alors que
les populations s’adaptent aux impératifs cruels du nationalisme moderne, les
quatre pays sont – ironie de l’histoire – en train de gagner en stabilité, en
raison des combats qui ont poussé les gens à passer d’un statut de minorité
ethnique à celui de majorité, encourageant chacun à vivre avec ses semblables.
Avant
de se pencher sur chacun des ces quatre pays, faisons un peu d’histoire :
Tout
d’abord, à l’instar des Balkans, le Moyen-Orient présente l’une des situations
ethniques, religieuses, linguistiques et nationales les plus complexes et les
plus instables au monde. C’est un endroit où les alliances transfrontalières
compliquent profondément la politique locale. Si les Balkans ont déclenché la
Première Guerre mondiale, le Moyen-Orient pourrait provoquer la Troisième.
Ensuite,
les tensions historiques entre les deux grands courants de l’islam, les
sunnites et les chiites, s’étaient largement estompées avant l’arrivée au
pouvoir de l’Ayatollah Khomeiny en 1979. Ce sont les coups de boutoir de
Téhéran qui les ont ravivées.
En
outre, quand les puissances européennes impérialistes ont redessiné la plupart
des frontières du Moyen-Orient, elles n’ont pratiquement tenu aucun compte de
l’identité des peuples qui vivaient dans la région, préférant se concentrer sur
les fleuves, les ports et les ressources qui servaient leurs intérêts
économiques. Avec pour résultat le désordre actuel de pays définis un peu au
hasard (comme la Jordanie).
Enfin,
les Kurdes ont été les grands perdants de la redéfinition des frontières il y a
un siècle. Par manque d’intellectuels capables de défendre leur cause, ils se
sont retrouvés divisés entre quatre États différents où ils ont partout été
persécutés. Aujourd’hui, ils sont organisés et prêts pour l’indépendance.
Passons
à présent à l’état de la Syrie et de ses voisins arabes (en nous inspirant de
l’article de Pinhas Inbari, “Demographic Upheaval : How the
Syrian War is Reshaping the Region” [Bouleversement démographique :
comment le conflit syrien redessine la région]).
Il
est frappant de voir combien la Syrie et l’Irak ont subi les mêmes évolutions.
Après la disparition de dictateurs monstrueux en 2000 et 2003, les deux pays se
sont chacun divisés en trois entités ethniques, à savoir les Arabes chiites,
les Arabes sunnites et les Kurdes. Alors que Téhéran domine les deux régimes d’inspiration
chiite, plusieurs États à majorité sunnite (Turquie, Arabie Saoudite, Émirats Arabes
Unis, Qatar) soutiennent les rebelles sunnites. Les Kurdes se sont retirés des
guerres civiles arabes pour bâtir leurs propres zones d’autonomie. Les
dictatures autrefois ambitieuses n’ont mis sur pied pratiquement aucune
politique étrangère viable. De plus, la frontière séculaire entre la Syrie et
l’Irak a en grande partie disparu.
La Syrie. La zone syrienne qui demeure sous le
contrôle de Bachar Al-Assad devient de plus en plus chiite. Selon des
estimations, 50 % des 22 millions d’habitants que comptait
la Syrie avant le début de la guerre, ont été chassés de leurs foyers. Parmi
eux, les 3 millions de réfugiés, la plupart sunnites, qui ont fui le pays ne
rentreront probablement pas non seulement parce que la guerre civile se
poursuit mais aussi parce que le régime d’Assad les a déchus de leur nationalité.
Il apparaît également que le régime a volontairement réduit son contrôle sur la
zone frontalière avec la Jordanie dans le but d’encourager les sunnites à fuir
la Syrie. Selon certaines sources, le régime a utilisé comme autre stratagème
en vue d’augmenter la population chiite, l’accueil et la réinstallation d’environ
500.000 chiites irakiens dont certains ont même reçu la nationalité syrienne.
L’Irak. La guerre civile en Syrie a donné à
l’État Islamique (ou EIIL/EIIS) l’occasion de pénétrer en Irak et de prendre
des villes comme Falloujah et Mossoul, avec pour conséquences l’exode de
non-sunnites (surtout des chiites et des Yézidis) et un redécoupage de l’Irak
selon des critères ethniques. Étant donné le mélange de populations qui
caractérise le pays, particulièrement dans la région de Bagdad, il faudra des
années voire des décennies avant que le tri ne s’opère entre les différents
groupes. Toutefois, c’est un processus qui semble inexorable.
Le Liban. Les sunnites sont en train de se
renforcer et de contrecarrer l’influence iranienne. Les millions de réfugiés
sunnites en provenance de Syrie constituent désormais 20 % de la
population du pays, soit un quasi-doublement de la communauté sunnite. Par
ailleurs, le Hezbollah, l’organisation chiite dominante au Liban, est en train
de négliger sa base et de perdre de son influence dans le pays en combattant en
Syrie au profit du régime d’Assad.
La
présence de miliciens du Hezbollah en Syrie réduit l’influence de
l’organisation dans son propre pays, le Liban.
La Jordanie. L’afflux récent de réfugiés
syriens a été précédé d’une vague d’environ un million de réfugiés irakiens.
Ensemble, ces deux nouveaux groupes ont fait baisser la proportion de
Palestiniens en Jordanie au point que ces derniers ne constituent probablement
plus la majorité de la population du pays. Ce changement a des conséquences
politiques majeures : d’une part, il réduit la menace potentielle
représentée par les Palestiniens pour la monarchie hachémite, d’autre part il met
à mal le raisonnement soutenu par certains Israéliens et qui consiste à assimiler Jordanie et Palestine.
En
résumé, l’Irak et la Syrie voient leurs contours redéfinis par leurs
composantes religieuses et ethniques, le Liban voit sa communauté sunnite se
renforcer et la Jordanie sa communauté palestinienne s’affaiblir. Aussi
terrible que puisse être son coût humain, la guerre civile en Syrie pourrait, à
long terme, transformer le Moyen-Orient en une zone moins explosive et moins propice
au déclenchement d’une Troisième Guerre mondiale.
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