jeudi 22 janvier 2015

Y a-t-il des zones d’exclusion en Europe ?

Par Daniel Pipes
The Blaze
20 janvier 2015

Version originale anglaise : Does Europe Have No-go Zones ?
Traduction française : Johan Bourlard

Les analyses de Steven Emerson sur Fox News ont suscité une controverse enflammée sur la question de savoir s’il y a en Europe des zones d’exclusion à majorité musulmane. Le 11 janvier, Emerson déclarait qu’il en existe « partout en Europe… Il y a des endroits où comme en France, en Grande-Bretagne, en Suède et en Allemagne, l’autorité publique ne peut plus exercer sa souveraineté… vous avez à la base des quartiers où des tribunaux islamiques ont été créés, où la densité des musulmans est devenue très forte et où la police ne se rend plus ; il s’agit en somme d’un pays presque à part entière, un quasi-État dans l’État. »

Certes, Emerson, que j’admire pour son courage moral et ses compétences en matière de recherche, s’est immédiatement excusé pour cette « terrible erreur » d’avoir dit que des villes comme Birmingham en Angleterre « sont des villes entièrement musulmanes où les non-musulmans ne se rendent tout simplement pas ». Toutefois, il n’a pas traité la question plus large de l’existence, réelle ou non, de zones d’exclusion « partout en Europe » où l’autorité publique « ne peut plus exercer sa souveraineté ».

A-t-il raison sur ce point ?

En 2006 sur mon blog, j’ai qualifié ces enclaves musulmanes en Europe de no-go zones, ou zones d’exclusion, comme équivalent dénué d’euphémisme pour la dénomination française Zones Urbaines Sensibles. Le terme no-go zones est par la suite entré dans le vocabulaire anglais courant pour désigner les quartiers à majorité musulmane en Europe occidentale.

Toutefois, après m’être rendu dans les banlieues de Paris en janvier 2013, et dans celles d’Athènes, de Berlin, de Bruxelles, de Copenhague, de La Haye, de Malmö et de Stockholm, j’ai eu des doutes par rapport à cela. J’ai en effet pu constater que ces quartiers « ne sont pas de zones d’exclusion pures et dures » c’est-à-dire des endroits où l’autorité publique aurait perdu tout contrôle du territoire. Aucun chef de guerre n’y domine et la charia n’y fait pas la loi. C’est pourquoi par la suite, j’ai exprimé mes regrets pour avoir utilisé ce terme de no-go zones ou zones d’exclusion.

Dès lors, comment qualifier ces endroits, produit d’un mélange unique qui n’a pas encore reçu d’appellation.

D’un côté, les États d’Europe occidentale peuvent intervenir partout et à tout moment sur le territoire relevant de leur souveraineté. Comme le montrent la fusillade de Verviers en Belgique et les assauts qui ont suivi, l’avantage considérable dont ils disposent en forces – armée, renseignement et police – signifie qu’ils n’ont pas perdu le contrôle.

Mais d’un autre côté, les pouvoirs publics choisissent souvent de ne pas imposer leur volonté aux quartiers à majorité musulmane, ce qui donne à ces derniers une autonomie considérable allant parfois jusqu’à la présence de tribunaux islamiques auxquels Emerson faisait référence. Dans ces quartiers, on constate que l’alcool et le porc y sont bannis, que la polygamie et la burqa y sont largement répandues, que la police ne s’y rend qu’avec beaucoup de précautions et que les musulmans peuvent y commettre impunément des crimes punissables pour le reste de la population.

Le scandale pédophile de Rotherham en Angleterre en est un terrible exemple. Une enquête officielle a établi que pendant seize ans, de 1997 à 2013, un groupe d’hommes musulmans a exploité sexuellement – par enlèvements, viols, viols collectifs, trafic, prostitution et torture – au moins 1400 jeunes filles non-musulmanes dont les plus jeunes avaient 11 ans. La police, qui avait reçu de nombreuses plaintes des parents des jeunes filles, aurait pu agir mais a délibérément choisi de ne rien faire.

Selon cette même enquête, « la police n’a accordé aucune priorité à l’exploitation sexuelle infantile, elle a considéré les enfants victimes avec mépris et n’a pas réussi à contrer ces abus qui sont des crimes. » Plus alarmant encore, dans certains cas, « des pères qui, après avoir retrouvé leurs filles, essayaient de les faire sortir des maisons où elles étaient abusées, se faisaient eux-mêmes arrêter par la police appelée sur les lieux. » Pire, les filles « étaient arrêtées pour des délits tels que trouble à l’ordre public, ivresse et agitation alors qu’aucune poursuite n’était engagée contre les auteurs de viols et d’agressions sexuelles sur ces enfants. »

Un autre exemple, également en Grande-Bretagne, est celui de ce qu’on a appelé l’Opération Cheval de Troie et qui a sévi de 2007 à 2014. Toujours selon une enquête officielle, il s’agit d’un groupe de fonctionnaires dans le milieu scolaire qui avaient mis au point « une stratégie visant à prendre le contrôle d’un certain nombre d’écoles de Birmingham pour y établir une gestion conforme aux principes d’un islam strict. »

Comment faut-il qualifier Rotherham et Birmingham ? Ce ne sont pas des zones d’exclusion, tant sur le plan géographique que sur la question de la souveraineté. C’est sur ce point que nous nous sommes trompés – moi ainsi qu’Emerson et d’autres (comme le gouverneur de Louisiane, Bobby Jindal). La langue anglaise [comme la langue française, NdT] ne dispose pas d’expression adéquate pour définir cette réalité. Et pour cause : je ne connais pas d’équivalent dans l’histoire où une population majoritaire accepte les habitudes et même les attitudes criminelles d’une communauté immigrée plus pauvre et plus faible. Le monde ne s’est jamais trouvé dans une situation comparable à celle d’un Occident contemporain où les grandes réalisations se mêlent à la timidité et la culpabilité, et dont la puissance immensément supérieure n’a d’égale que la profonde réticence à s’en servir.

Au lieu de no-go zones ou zones d’exclusion, je propose l’utilisation de l’expression semi-autonomous sectors ou secteurs semi-autonomes, qui souligne le caractère indistinct et non géographique de ces endroits – permettant ainsi un débat plus rigoureux sur ce problème qu’on peut considérer comme étant le plus sérieux auquel l’Europe occidentale est confrontée.

mercredi 21 janvier 2015

Pour la défense de ce qu’on appelle « l’extrême droite » européenne


Par Daniel Pipes
The Washington Times
19 janvier 2015

Version originale anglaise : In Defense of Europe’s So-called Far Right
Traduction française : Johan Bourlard

La semaine dernière, le gouvernement français a organisé une marche de solidarité nationale qui a rassemblé un grand nombre de dirigeants étrangers ainsi que tous les partis politiques du pays dans une « union sacrée » (expression qui rappelle la Première guerre mondiale) contre les massacres perpétrés dans les locaux de Charlie Hebdo et dans un hypermarché casher.

Tous les partis politiques étaient présents, sauf un : le Front National (FN) dirigé par Marine Le Pen. Exclu de la manifestation parce qu’il n’adhérerait pas aux « valeurs républicaines », le parti a en fait été empêché d’y participer parce qu’il s’oppose à l’immigration – c’est d’ailleurs le seul parti politique français à le faire. En outre, la classe politique française craint que les massacres de ces derniers jours apportent au FN un nombre important de nouveaux soutiens. Dans le même esprit, le gouvernement a interdit hier une manifestation organisée par l’association Riposte Laïque qui a appelé à mettre « les islamistes dehors ».



Bien qu’étant moi-même un libéral classique, situé au centre du parti républicain américain, je salue le renforcement du Front National et de nombreux autres partis considérés comme étant « d’extrême droite ». Et je m’explique :

S’il est vrai que certains partis européens sont effectivement de nature fasciste, notamment l’Aube dorée en Grèce et Jobbik en Hongrie, les autres formations décriées sont en réalité populistes, rebelles et affichent souvent un programme économique de gauche, particulièrement sur la question de l’État providence. Ce sont des centristes créatifs qui défendent un nouvel ensemble d’idées et puisent dans les programmes et l’électorat de la gauche comme de la droite. Ils représentent la réponse saine, normale, légitime et constructive d’un peuple sous tension. De plus, ils disent ce que beaucoup de gens pensent.

Prenons par exemple le cas des dernières atrocités en date. Comme d’habitude, Le Pen était la seule, parmi les dirigeants français, à s’exprimer courageusement en nommant la cause de ces maux : « Nous combattons une idéologie, le fondamentalisme islamiste ». À l’opposé, le président François Hollande a menti effrontément : « Ceux qui ont commis ces actes, ces fanatiques, n’ont rien à voir avec la religion musulmane. » (Son Premier ministre Manuel Valls, a fait un peu mieux : « Nous faisons une guerre… contre l’islam radical. »).

Outre le FN en France, on retrouve des partis similaires comme le Parti pour l’Indépendance du Royaume-Uni, l’UDC (Suisse), le Parti de la Liberté d’Autriche, Alternative pour l’Allemagne, le Parti populaire danois, le Parti du Progrès (Norvège), les Démocrates suédois, les Vrais Finlandais et – en tête de tous ces mouvements – le Parti de la Liberté, fondé aux Pays-Bas par Geert Wilders que je considère comme l’homme politique le plus important en Europe.

Deux préoccupations figurent en tête de leurs programmes : l’Union européenne et l’islamisme. L’UE suscite des réactions négatives pour diverses raisons – les Britanniques veulent en sortir, les Allemands veulent débourser moins pour les autres, les Grecs veulent moins d’austérité : tous se sentent oppressés par cette organisation supranationale qui a connu des débuts modestes en 1951 avec la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier. Seuls les bureaucrates bien payés de l’UE et les nantis éloignés des réalités de la vie quotidienne peuvent affirmer que tout va bien.

Concernant l’islamisme, la réponse à travers toute l’Europe est la même. De l’Espagne à la Norvège, on entend qu’il y a trop d’immigrés, trop de concessions, trop de privilèges, trop de maux dans la société, trop d’islam arrogant et envahissant, trop de charia (loi islamique) et trop de violence. Les Européens sont de plus en plus nombreux à craindre l’islamisme, à déplorer la perte de leur culture traditionnelle et à s’inquiéter pour l’avenir de leurs enfants.

Les partis traditionnels, les médias et les universitaires se sont engagés dans une campagne de dénigrement, de marginalisation et d’ostracisme menée contre tous ces partis en vue de les mettre au ban de la société, comme s’ils étaient les nouveaux nazis. Cette attitude est dangereuse et inutile. Dangereuse, car le fait de ne pas les accepter et de ne pas les respecter peut pousser certains de leurs membres à s’exprimer en recourant à l’extrémisme et à la violence. Inutile, car le nombre de partisans que compte cette myriade de mouvements, augmente de façon inexorable. À titre d’exemple, les Démocrates suédois ont vu leur nombre d’électeurs doubler à chacune des quatre dernières élections. Des études placent Le Pen et Wilders en tête des sondages de leurs pays respectifs. S’ils continuent à gagner de nouveaux adhérents, bon nombre de ces partis auront bientôt une voix qui compte dans les pays européens.

Plutôt que de se lancer dans des tentatives de stigmatisation et d’exclusion, les pouvoirs établis devraient encourager les partis populistes à la modération, au perfectionnement et à la participation pleine et entière à la vie politique. Même si une partie de ces derniers a tendance à être indisciplinée et à tomber dans la paranoïa ou d’autres choses inacceptables, ils apprennent au fur et à mesure et deviennent, bon an mal an, plus acceptables. Il est vrai que beaucoup d’entre eux ont un passé douteux – mais c’est également le cas de partis établis de longue date dans des pays comme la France, l’Allemagne ou la Suède.

Qu’ils soient les bienvenus ou pas, les partis rebelles sont là. Dès lors, l’avenir sera meilleur pour tout le monde si ces partis jouent le rôle qu’on attend d’eux tout en bénéficiant de la coopération des partis établis et non plus en étant vilipendés. Ils méritent la politesse et le respect.

mardi 20 janvier 2015

Sisi est-il le réformateur de l’islam tant attendu ?


Par Daniel Pipes
National Review Online
19 janvier 2015

Version originale anglaise : Is Sisi Islam’s Long-Awaited Reformer ?
Traduction française : Johan Bourlard

Dans son discours du 1er janvier qui a recueilli de nombreux éloges, le président égyptien Abdel Fattah al-Sisi s’est rendu à l’université d’al-Azhar pour rencontrer les autorités religieuses du pays et leur dire qu’il était temps de réformer l’islam. Ce geste a été salué en Occident au point que Sisi figure désormais parmi les candidats au prix Nobel de la Paix. Toutefois, j’émets sur ce discours quelques réserves.


Pour commencer, et indépendamment de la qualité des idées d’al-Sisi, aucun homme politique – et surtout aucun homme fort – n’a fait bouger l’islam. En Turquie, les réformes d’Atatürk sont aujourd’hui systématiquement contrées. Il y a dix ans, le roi Abdallah II de Jordanie et le président pakistanais Pervez Musharraf ont donné le même type de discours intéressant sur « la voix véritable de l’islam » et sur « la modération éclairée » qui ont aussitôt disparu de la circulation. Il est vrai que les observations d’al-Sisi sont plus musclées mais il ne représente pas une autorité religieuse et il est très probable que ses commentaires disparaîtront eux aussi sans laisser de trace.

Pour information, Sisi a loué le religion musulmane et s’est concentré sur ce qu’il appelle fikr, un terme qui signifie littéralement réflexion mais qui désigne en l’occurrence de mauvaises idées. Il déplorait le fait que de mauvaises idées, sans préciser lesquelles, ont été sacralisées et que les autorités religieuses n’osent pas les critiquer. Mais Sisi, lui, les a critiquées et a déclaré dans un arabe parlé très inhabituel pour traiter ce genre de questions : « Il est inconcevable que les mauvaises idées que nous tenons pour sacrées soient pour l’ensemble de la oumma [la communauté musulmane] la cause de préoccupation, de danger, de meurtres et de destructions à travers le monde. Ce n’est pas possible. »

Pourtant, c’est précisément ce qui est arrivé : « Nous avons atteint le stade où les musulmans se sont mis à dos le reste du monde. Est-il concevable que le 1,6 milliard [de musulmans] veuille tuer le reste d’une population mondiale de 7 milliards, pour permettre aux musulmans de prospérer ? Ce n’est pas possible », poursuivait Sisi devant un parterre de dignitaires religieux peu enclins à applaudir et à qui il demandait de provoquer une « révolution religieuse », sous peine de voir la communauté musulmane « se déchirer, se détruire et se diriger vers l’enfer. »

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Le président égyptien Sisi s’adressant aux autorités religieuses de son pays à Al-Azhar, le 1er janvier.
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Gloire à al-Sisi pour la fermeté de son langage par rapport à ce problème. Sa franchise tranche véritablement avec le galimatias de ses homologues occidentaux qui prétendent que la vague de violence actuelle n’a rien à voir avec l’islam. (Parmi les réflexions erronées les plus extravagantes, celle que je préfère est celle de Howard Dean, l’ancien gouverneur du Vermont, qui en réponse au massacre de Charlie Hebdo, a lancé « J’ai arrêté de qualifier ces gens de terroristes musulmans. Ils sont presque aussi musulmans que moi. »)

Cependant, Sisi n’a pas donné de précisions sur la révolution qu’il souhaite. Qu’avait-il donc en tête ? Contrairement à ce que disent ses admirateurs, je crois qu’il défend une version édulcorée de l’islamisme défini comme l’application intégrale de la loi islamique (charia) dans la sphère publique.

Certains éléments indiquent que Sisi a été un islamiste. C’était un musulman pratiquant qui a apparemment mémorisé le Coran. Le Financial Times a découvert que sa femme porte le hijab (foulard) et l’une de ses filles le niqab (voile couvrant tout le corps à l’exception des mains et des yeux). Le président Morsi, issu des Frères Musulmans, en avait fait son ministre de la Défense précisément parce qu’il voyait dans le général de l’époque un allié.

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Peu après son discours à Al-Azhar, Sisi est devenu le premier président égyptien de l’histoire à assister à une célébration de Noël copte.
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En 2005-2006 alors qu’il étudiait en Pennsylvanie, Sisi a rédigé un mémoire dans lequel il prônait une démocratie adaptée à l’islam, une démocratie « qui ressemblerait quelque peu » à son prototype occidental mais « qui aura sa forme propre et des accents religieux plus marqués. » Sa version de la démocratie ne faisait pas de séparation entre la mosquée et l’État mais se fondait « sur les croyances islamiques », ce qui impliquait l’obligation pour les organes gouvernementaux de « prendre les croyances islamiques en considération dans l’accomplissement de leurs missions. » En d’autres termes, la charia l’emporte sur la volonté populaire.

Dans ce même document, Sisi s’alignait partiellement avec les salafistes, ces islamistes portant la longue barbe ou la burqa et cherchant à vivre comme Mahomet. Il décrivait le califat des premiers temps non seulement comme « la forme idéale de gouvernement » mais aussi comme « le but auquel doit tendre toute nouvelle forme de gouvernement », espérant un retour de « la forme originelle » du califat.

Il est tout à fait possible que le point de vue de Sisi par rapport à l’islam, à l’instar de celui de nombreux Égyptiens, ait évolué, surtout depuis sa rupture avec Morsi il y a deux ans. Certaines rumeurs le disent effectivement lié au mouvement coranique radicalement anti-islamiste dont le dirigeant, Ahmed Subhy Mansour est cité dans le mémoire d’étudiant de Sisi. Toutefois Mansour, qui suspecte Sisi de « jouer avec les mots », attend de voir si ce dernier est sérieux quand il parle de réforme.

C’est exact. Tant que nous n’en saurons pas plus sur les idées personnelles de Sisi et que nous ne verrons pas ce qu’il fera par la suite, je vois son discours non pas comme une prise de position contre toute forme d’islamisme mais seulement contre sa version spécifiquement violente, celle qui fait des ravages actuellement au Nigéria, en Somalie, en Syrie, en Irak et au Pakistan, celle qui a mis en état de siège des villes comme Boston, Ottawa, Sydney et Paris. Pragmatique, Sisi privilégie une évolution de la charia avec un soutien populaire plutôt qu’une révolution brutale. Cependant, ce n’est pas la réforme de l’islam que les non-musulmans espèrent voir venir – surtout quand on se rappelle que la collaboration avec le système donne plus de chances d’y arriver.

Une véritable réforme de l’islam nécessite non pas des hommes forts mais bien des spécialistes de l’islam ainsi que le rejet de l’introduction de la charia dans la sphère public. Pour ces deux raisons, Sisi n’est peut-être pas le réformateur qu’on attend.

lundi 19 janvier 2015

Erdoğan forme une nouvelle génération pour le djihad


Par Abigail R. Esman
Special to IPT News
6 janvier 2015

Traduction française : Johan Bourlard

Après avoir promis de bâtir une nouvelle « génération religieuse », le président turc Recep Tayyip Erdoğan semble à présent franchir une étape supplémentaire en créant également une nouvelle génération pour le djihad.



Même si cela a les allures de l’État islamique (EI), il existe une différence de taille : alors que les dirigeants de l’EI forment leurs jeunes en leur apprenant à manier des Kalachnikovs et des couteaux, Erdoğan forme l’esprit des enfants, ce qui peut se révéler bien plus dangereux.

Certes, Erdoğan n’est pas un dirigeant terroriste même s’il entretient des relations étroites avec le Hamas et les Frères Musulmans. Et peut-être n’a-t-il jamais mesuré toute la gravité de ses projets. Néanmoins de nombreux membres de l’élite intellectuelle turque occidentalisée et laïcisée sont inquiets pour l’avenir de leurs enfants.

Depuis qu’il a pris le pouvoir, lorsqu’il fut élu en 2003 au poste de Premier ministre, Erdoğan a restructuré le système éducatif jusqu’alors laïc en supervisant le développement d’écoles religieuses, les imam hatip, dans tout le pays. Selon le Financial Times, le nombre d’étudiants fréquentant ces écoles religieuses a littéralement explosé, passant de 63.000 en 2002-2003 à 983.000 en 2014.

Ce qui est particulièrement dérangeant, c’est le fait que des dizaines, si pas des centaines voire des milliers d’étudiants ne se sont jamais inscrits à ce genre d’écoles religieuses. Erdoğan a en fait, de façon systématique, réformé les écoles publiques laïques et redéfini le programme d’évaluation des étudiants à tel point que des milliers d’enfants sont à présent inscrits dans des imam hatip contre leur gré.

Mais il ne s’est pas arrêté là. Depuis l’année passée, toutes les écoles publiques dispensent également aux enfants, dès l’âge de neuf ans, un cours obligatoire de « culture religieuse et éthique ». Malgré une décision rendue en 2007 par la Cour européenne des Droits de l’homme demandant une éducation pour toutes les religions, le journaliste défenseur des droits de l’homme, Orhan Kemal Cengiz, écrit dans Al-Monitor : « L’islam sunnite continue à être imposé et les étudiants sont tenus de mémoriser des prières islamiques ainsi que des versets du Coran. »

Désormais, le premier président élu démocratiquement en Turquie a multiplié, par l’intermédiaire de son ministre de l’Éducation, les classes de « morale » en commençant par les enfants de six ans qui recevront des leçons leur apprenant par exemple que « la patience protège la chasteté des jeunes personnes dans des espaces remplis de désirs illégitimes. » Selon le quotidien Milliyet, dans tout le pays, des enfants apprendront également que « la mort est une bénédiction selon notre religion. Elle signifie la libération du lourd fardeau de la vie. »

Nous ne sommes plus très loin des appels au martyre…

En outre, les leçons sur la « morale » et les « valeurs » qui sont données à de nombreux jeunes en Turquie sont dispensées par des professeurs dont les penchants religieux et politiques déteignent fortement sur leurs jugements « moraux ». À l’académie Galatasaray d’Istanbul, vieille de 500 ans, la mère d’un étudiant m’a raconté qu’un professeur enseignait à ses élèves que le vert est la couleur à la fois de la paix intérieure et de l’islam. Mais attention, disait le professeur. Le logo de Starbucks est vert lui aussi et pourtant nous ne devrions jamais acheter de café chez eux car « les propriétaires de Starbucks sont des juifs et les juifs tuent nos frères musulmans. » Dans la classe, une jeune fille juive s’est tue mais quand sa mère est allée se plaindre auprès du directeur de l’établissement, celui-ci n’a rien fait.

Voilà la « morale » que l’on prépare pour l’avenir du peuple turc.

Ce dernier progrès en date fait suite à un autre effort important : celui qui a consisté à demander aux écoles d’enseigner le turc ottoman et son alphabet, bannis l’un et l’autre par Mustafa Kemal Atatürk en 1928 cinq ans après la fondation de la République.

Comme le soulignait récemment Al-Jazeera, ce n’est pas anodin. Atatürk avait interdit le turc ottoman, y compris sous sa forme écrite – un mélange d’arabe et de persan – comme l’une des mesures phares destinées à tourner le pays vers l’Occident : le turc moderne, qui utilise l’alphabet latin, contient des termes anglais et allemands. De nos jours, très peu de Turcs savent lire le turc ottoman et bien moins encore comprennent l’arabe ou le persan.

Or la culture plonge ses racines dans sa langue. Lera Boroditsky, professeur de psychologie à l’Université de Stanford, a découvert que « si vous changez la façon dont parlent les gens, vous changez également leur façon de penser. Si les gens apprennent une autre langue, ils apprennent également sans s’en rendre compte une nouvelle façon de voir le monde… Ces nouvelles recherches nous montrent que les langues que nous parlons non seulement reflètent ou expriment nos pensées mais également déterminent jusqu’aux pensées que nous souhaitons exprimer. Les structures qui composent notre langue déterminent profondément la façon dont nous construisons la réalité. »

En réintroduisant le turc ottoman comme langue, et particulièrement les systèmes d’éducation religieuse, Erdoğan fait revenir son pays à son passé ottoman et islamique tant sur le plan des connaissances que de la pensée, et l’éloigne de l’État laïc moderne qui fut pendant longtemps un partenaire et un allié de l’Occident. Avec une habileté qui a souvent été sous-estimée, il est en train d’utiliser les esprits des plus jeunes en Turquie pour préparer l’avenir : les enfants de six ans qui aujourd’hui apprennent à honorer la mort, à mémoriser le Coran et à s’identifier à l’époque glorieuse des Ottomans feront, dans 12 ans, leur entrée dans l’armée turque.

Tout cela semble concorder avec ce qu’Erdoğan avait en tête depuis longtemps. En 2013, Hillel Fradkin et Lewis Libby, écrivant dans le World Affairs Journal, avaient relevé une observation peu remarquée qu’Erdoğan alors Premier ministre avait formulée lors de son congrès et dans laquelle il appelait les jeunes du pays à regarder au-delà du 100ème anniversaire de la République en 2023 et à se préparer pour l’année 2071. « C’est une date qui a probablement peu d’importance aux yeux des Occidentaux », observent Fradkin et Libby, « mais elle est évocatrice pour de nombreux Turcs. 2071 marquera le millénaire de la Bataille de Mantzikert. C’est à cette date que les Turcs seldjoukides – une tribu originaire d’Asie centrale – ont remporté une victoire décisive contre la première puissance chrétienne de l’époque, l’Empire byzantin, jetant ainsi le monde médiéval dans la stupéfaction. Au terme de la bataille, le chef seldjoukide marcha sur la gorge de l’empereur chrétien en signe d’humiliation de la chrétienté. La victoire seldjoukide enclencha une série d’événements qui permirent aux Turcs seldjoukides de s’emparer des territoires qui constituent la Turquie moderne et de créer un empire qui allait s’étendre sur une grande partie de la Palestine, de l’Irak, de la Syrie et de l’Iran.

En évoquant Mantzikert, Erdoğan rappelait aux Turcs contemporains les gloires de leurs ancêtres, agressifs guerriers qui avaient projeté de conquérir des pays non-musulmans et, partant, de lutter contre les chiites tant détestés pour un jour dominer une grande partie du Moyen-Orient. »

Moins de deux ans plus tard, alors que l’État islamique bâtit son sanglant califat juste de l’autre côté de la frontière, la formation de la nouvelle génération d’Erdoğan apparaît comme plus menaçante que jamais.

Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l’auteur de l’ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L’État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.

samedi 17 janvier 2015

Un journaliste newyorkais et l’esprit de Charlie Hebdo


Par Abigail R. Esman
Special to IPT News
9 janvier 2015

Traduction française : Johan Bourlard

Le jour même du massacre de journalistes à Paris, alors que le sang des victimes maculait encore l’endroit où elles étaient tombées et que les cris des tueurs – « Allahou Akbar » (« Allah est grand ») – résonnaient toujours dans les récits des témoins du drame, Nicholas Kristof, journaliste au New York Times, demandait au monde de ne pas juger les tueurs trop rapidement car le plus urgent, disait-il, est de ne pas conclure hâtivement qu’ils sont musulmans.



Ah bon ? Alors même qu’ils récitaient la prière musulmane ? Alors même qu’ils déclaraient haut et fort dans les rues de Paris qu’ils avaient, par leurs actes, « vengé le Prophète » ?

Mais ce que Kristof n’a pas fait, c’est condamner les meurtres, c’est rendre hommage à ceux qui ont été massacrés, c’est exprimer son horreur face à ces exécutions, c’est admettre que ceux qui louent Allah après avoir commis un massacre, que leurs motivations soient ou non religieuses, sont probablement des musulmans.

C’est aussi simple que ça.

(Il est intéressant de noter que, en énumérant un certain nombre d’attentats terroristes islamistes visant des cibles occidentales, Kristof a oublié d’indiquer que des musulmans étaient impliqués dans les attentats du 11 Septembre. Allez savoir pourquoi.)

Au lieu de cela, il a demandé à ses lecteurs de ne pas juger. Il s’est contenté de répéter les poncifs éculés concernant « la majorité des musulmans » qui n’a rien à voir avec l’islamisme extrémiste et a loué, non pas les journalistes et caricaturistes de Charlie Hebdo, mais bien les non-musulmans qui ont volé au secours des musulmans craignant des représailles à la suite de la prise d’otage (commise par un musulman) à Sydney, en Australie.

Ce qu’il aurait pu faire, mais il ne l’a pas fait, c’est prendre l’un ou l’autre conseil de George Packer du New Yorker, quelqu’un qui en connaît tout de même un rayon sur l’islamisme extrémiste et sur le courage de certains journalistes confrontés à ce problème pour la simple raison qu’il est l’un d’eux. À peu près au moment où Kristof couchait sur papier son article, Packer écrivait :

« [Les attentats d’aujourd’hui] ne sont que les derniers coups en date portés par une idéologie qui cherche à conquérir le pouvoir par la terreur depuis des décennies. C’est cette même idéologie qui a placé Salman Rushdie sous le coup d’une condamnation à mort, le forçant à se cacher pendant dix ans simplement pour avoir écrit un roman, une idéologie qui a ensuite tué son traducteur japonais et tenté de tuer son traducteur italien ainsi que son éditeur norvégien. C’est aussi cette idéologie qui a tué 3000 personnes aux États-Unis le 11 septembre 2001, qui a abattu Theo van Gogh dans les rues d’Amsterdam en 2004 pour avoir réalisé un film, qui a conduit à des meurtres et des viols de masse dans les villes et les déserts de Syrie et d’Irak. C’est encore cette idéologie qui a massacré 132 enfants et 13 adultes dans une école de Peshawar [au Pakistan] le mois dernier, et qui tue régulièrement tant de Nigérians, particulièrement des jeunes, dans l’indifférence quasi-générale.

Du fait que l’idéologie est le produit d’une des principales religions dans le monde, nombre de raisonnements tortueux s’emploient minutieusement à démontrer les rapports réels ou non entre la violence et l’islam. Certaines personnes bien intentionnées établissent prudemment un lien avec l’islam en déclarant que le carnage n’a rien à voir avec la foi, ou que l’islam est une religion de paix ou que, tout au plus, la violence représente la « déformation » d’une grande religion. (Après les attentats suicides en Irak, j’ai eu l’habitude d’entendre des Irakiens dire « Aucun musulman ne ferait une chose pareille. ») D’autres souhaitent en faire porter l’entière responsabilité au contenu théologique de l’islam, comme si les autres religions étaient naturellement plus pacifiques – une idée démentie aussi bien par l’histoire que par les textes sacrés.

Une religion ne se résume pas à une série de textes. La religion, c’est aussi l’ensemble des croyances et des pratiques telles qu’elles sont vécues par ses adhérents. »

Apparemment ce n’est pas le cas de Kristof. Ignorant le caractère immonde des meurtres, il en appelle à la paix et à la tolérance – une supplication qui lui paraissait tout à fait de circonstance à ce moment-là. Et pourtant, j’imagine qu’au moment de la tuerie de Newtown, il n’aurait pas eu une pensée pour les millions de « braves gens » qui détiennent chez elles des armes automatiques ou encore pour ces bonnes âmes qui ne tourneraient jamais leurs Kalachnikovs, même pas dans leurs rêves, contre de jeunes enfants.

Au lieu de cela, malgré le fait que la rédaction du Hartford Courant qui a qualifié les tueurs de « lâches monstrueux » qui « affirment être liés à Al-Qaïda », Kristof écrivait tout le bien qu’il pensait des musulmans qu’il connaissait comme s’il croyait, d’une certaine manière, que le fait de condamner les tueurs revenait à critiquer l’ensemble des musulmans. Il s’agit là de l’attitude classique adoptée par ceux qui voient systématiquement dans la moindre critique d’un musulman, quel qu’il soit, une marque « d’islamophobie ».

J’ai une nouvelle à annoncer à ces personnes : l’immense majorité des gens raisonnables dans le monde ne croit pas que chaque musulman est un terroriste. J’ai également une nouvelle pour monsieur Kristof : les gens qui pensent cela réellement ne lisent de toute façon pas vos articles, ne les ont jamais lus et ne les liront probablement jamais.

Et pourtant, Kristof continue, encore et encore, à attirer l’attention sur tous les musulmans qui, sur son profil Twitter, ont exprimé leur consternation face aux attentats, déduisant par là (je ne sais d’ailleurs pas comment) que « la plupart » des musulmans sont certainement contre eux. Il semble avoir oublié qu’il ne suit pas le fil Twitter de ceux qui sont susceptibles d’approuver de tels attentats. Or en réalité, de très nombreux musulmans occidentaux et même français se sont exprimés ainsi en faisant des remarques comme « Ces fils de pute de Charlie Hebdo méritaient la mort 100 fois, bien fais » [sic] et « oh bordel charlie hebdo ahaha j’suis trop content c fils de pute de raciste ahahaha, j’irai rire sur leur tombe. » [sic]

Les messages de ce genre étaient-ils plus nombreux que les autres ? Je ne les ai pas comptés. Et je parie que Kristof non plus.

La vérité c’est que, minorité ou pas (et disons-le franchement, on n’en sait rien : qui a sondé la population saoudienne sur la question de l’apostasie ? et la population somalienne sur ce qu’elle pense du fait de tourner en dérision le Prophète Mahomet ? Et l’Afghanistan ? Et l’Iran ?), il y a en réalité des millions de musulmans dans le monde qui croient que l’apostasie doit être punie de mort, qui croient que les femmes doivent être obligées d’avoir des relations sexuelles quand leur mari l’exige et punies si elles refusent. Il y a également des milliers, si pas des millions, de gens dans le monde qui pensent que dessiner le Prophète doit être puni de mort – si vous ne me croyez pas, repensez aux émeutes qui ont éclaté un peu partout dans le monde à la suite de la première publication des caricatures en 2005 et 2006.

Or toutes ces personnes souscrivent, comme le dit Packer, à une certaine idéologie.

Peu importe dès lors que vous donniez ou non à cette idéologie le nom « islam ». Il y a également des millions de musulmans qui ne souscrivent pas aux mêmes idées et il va sans dire que nous devons les soutenir. Pensons aux manifestants du parc Gezi [à Istanbul] en 2013, à Malala Yousafzai ou encore à Zuhdi Jasser.

Il suffit aussi d’écouter Maajid Nawaz. Il fut un temps où il adhérait à bon nombre de croyances islamistes radicales semblables à celles des terroristes d’aujourd’hui et où il rêvait à une société islamique planétaire. Après un séjour dans une prison égyptienne, il a renoncé à cette idéologie et a créé en Grande-Bretagne une fondation destinée à la combattre. Intervenu sur la BBC mercredi après le massacre à Charlie Hebdo, il a déclaré que les musulmans et les généreux Occidentaux ont échoué « dans leur lutte contre l’extrémisme islamiste et dans la façon dont nous dégradons peu à peu nos valeurs. Si bien que les islamistes ont pu jusqu’à présent agir pour atteindre leur objectif, à savoir la division entre les communautés. »

Avec son article, Kristof diminue la portée de cet appel à l’introspection.

Ce 7 janvier, qui sera désormais un jour de commémoration comme le 11 septembre, le 11 mars, le 7 juillet et bien d’autres jours, ce n’était pas le moment pour ce genre de message tout comme l’Holocauste n’était pas le moment propice à un quelconque article sur tous ces braves Allemands, tout comme le meurtre de quatre jeunes filles noires à Birmingham dimanche ou celui d’Eric Garner en juillet, n’étaient pas des moments adéquats pour écrire sur tous ces braves citoyens blancs d’Amérique.

Ce sont des terroristes musulmans qui ont tué l’équipe de Charlie Hebdo. Et ce sont des extrémistes musulmans d’Occident qui menacent actuellement chaque homme, chaque femme et chaque enfant en Occident qui croient en ce pour quoi se battait Charlie Hebdo.

Il faut le dire car, dans ce monde, ce sont les mots qui constituent l’arme la plus puissante. Ce n’est que comme cela que l’esprit de Charlie Hebdo continuera à vivre.

Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l’auteur de l’ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L’État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.