Par Abigail R. Esman
Special to IPT News
6 janvier 2015
Version originale anglaise : Guest
Column: Erdogan Grooms a New Jihad Generation
Traduction française :
Johan Bourlard
Après avoir
promis de bâtir une nouvelle « génération religieuse », le
président turc Recep Tayyip Erdoğan semble à présent franchir une étape
supplémentaire en créant également une nouvelle génération pour le djihad.
Même si cela a les allures de l’État islamique
(EI), il existe une différence de taille : alors que les dirigeants de
l’EI forment leurs jeunes en leur apprenant à manier des Kalachnikovs et des
couteaux, Erdoğan forme l’esprit des enfants, ce qui peut se révéler bien plus
dangereux.
Certes, Erdoğan n’est pas un dirigeant
terroriste même s’il entretient des relations étroites avec
le Hamas et les Frères
Musulmans. Et peut-être n’a-t-il jamais mesuré toute la gravité de ses projets.
Néanmoins de nombreux membres de l’élite intellectuelle turque occidentalisée
et laïcisée sont inquiets pour l’avenir de leurs enfants.
Depuis qu’il a pris le pouvoir, lorsqu’il fut
élu en 2003 au poste de Premier ministre, Erdoğan a restructuré le système
éducatif jusqu’alors laïc en supervisant le développement d’écoles religieuses,
les imam hatip, dans tout le pays.
Selon le Financial Times, le nombre
d’étudiants fréquentant ces écoles religieuses a littéralement explosé,
passant de 63.000 en 2002-2003 à 983.000 en 2014.
Ce qui est particulièrement dérangeant, c’est
le fait que des dizaines, si pas des centaines voire des milliers d’étudiants
ne se sont jamais inscrits à ce genre d’écoles religieuses. Erdoğan a en fait,
de façon systématique, réformé les écoles publiques laïques et redéfini le
programme d’évaluation des étudiants à tel point que des milliers d’enfants
sont à présent inscrits dans des imam
hatip contre
leur gré.
Mais il ne s’est pas arrêté là. Depuis l’année
passée, toutes les écoles publiques dispensent également aux enfants, dès l’âge
de neuf ans, un cours obligatoire de « culture religieuse et
éthique ». Malgré une décision rendue en 2007 par la Cour européenne des
Droits de l’homme demandant une éducation pour toutes les religions, le
journaliste défenseur des droits de l’homme, Orhan Kemal Cengiz, écrit
dans Al-Monitor : « L’islam
sunnite continue à être imposé et les étudiants sont tenus de mémoriser des
prières islamiques ainsi que des versets du Coran. »
Désormais, le premier président élu
démocratiquement en Turquie a multiplié, par l’intermédiaire de son ministre de
l’Éducation, les classes de « morale » en commençant par les enfants
de six ans qui recevront des leçons leur apprenant par exemple que « la
patience protège la chasteté des jeunes personnes dans des espaces remplis de
désirs illégitimes. » Selon le quotidien Milliyet, dans tout le pays, des enfants apprendront
également que « la mort est une bénédiction selon notre religion. Elle
signifie la libération du lourd fardeau de la vie. »
Nous ne sommes plus très loin des appels au
martyre…
En outre, les leçons sur la
« morale » et les « valeurs » qui sont données à de
nombreux jeunes en Turquie sont dispensées par des professeurs dont les penchants
religieux et politiques déteignent fortement sur leurs jugements
« moraux ». À l’académie Galatasaray d’Istanbul, vieille de 500 ans,
la mère d’un étudiant m’a raconté qu’un professeur enseignait à ses élèves que
le vert est la couleur à la fois de la paix intérieure et de l’islam. Mais
attention, disait le professeur. Le logo de Starbucks est vert lui aussi et
pourtant nous ne devrions jamais acheter de café chez eux car « les
propriétaires de Starbucks sont des juifs et les juifs tuent nos frères
musulmans. » Dans la classe, une jeune fille juive s’est tue mais quand sa
mère est allée se plaindre auprès du directeur de l’établissement, celui-ci n’a
rien fait.
Voilà la « morale » que l’on prépare pour
l’avenir du peuple turc.
Ce dernier progrès en date fait suite à un
autre effort important : celui qui a consisté à demander aux écoles
d’enseigner le turc ottoman et son alphabet, bannis l’un et l’autre par Mustafa
Kemal Atatürk en 1928 cinq ans après la fondation de la République.
Comme le soulignait
récemment Al-Jazeera, ce n’est pas anodin. Atatürk avait interdit le turc ottoman,
y compris sous sa forme écrite – un mélange d’arabe et de persan – comme l’une
des mesures phares destinées à tourner le pays vers l’Occident : le turc
moderne, qui utilise l’alphabet latin, contient des termes anglais et
allemands. De nos jours, très peu de Turcs savent lire le turc ottoman et bien
moins encore comprennent l’arabe ou le persan.
Or la culture plonge ses racines dans sa
langue. Lera Boroditsky, professeur de psychologie à l’Université de Stanford, a
découvert que « si vous changez la façon dont parlent les gens, vous
changez également leur façon de penser. Si les gens apprennent une autre
langue, ils apprennent également sans s’en rendre compte une nouvelle façon de
voir le monde… Ces nouvelles recherches nous montrent que les langues que nous
parlons non seulement reflètent ou expriment nos pensées mais également déterminent
jusqu’aux pensées que nous souhaitons exprimer. Les structures qui composent
notre langue déterminent profondément la façon dont nous construisons la
réalité. »
En réintroduisant le turc ottoman comme langue,
et particulièrement les systèmes d’éducation religieuse, Erdoğan fait revenir
son pays à son passé ottoman et islamique tant sur le plan des connaissances
que de la pensée, et l’éloigne de l’État laïc moderne qui fut pendant longtemps
un partenaire et un allié de l’Occident. Avec une habileté qui a souvent été
sous-estimée, il est en train d’utiliser les esprits des plus jeunes en Turquie
pour préparer l’avenir : les enfants de six ans qui aujourd’hui apprennent
à honorer la mort, à mémoriser le Coran et à s’identifier à l’époque glorieuse
des Ottomans feront, dans 12 ans, leur entrée dans l’armée turque.
Tout cela semble concorder avec ce qu’Erdoğan
avait en tête depuis longtemps. En 2013, Hillel Fradkin et Lewis Libby,
écrivant dans le World Affairs Journal,
avaient
relevé une observation peu remarquée qu’Erdoğan alors Premier ministre
avait formulée lors de son congrès et dans laquelle il appelait les jeunes du
pays à regarder au-delà du 100ème anniversaire de la République en
2023 et à se préparer pour l’année 2071. « C’est une date qui a
probablement peu d’importance aux yeux des Occidentaux », observent
Fradkin et Libby, « mais elle est évocatrice pour de nombreux Turcs. 2071
marquera le millénaire de la Bataille de Mantzikert. C’est à cette date que les
Turcs seldjoukides – une tribu originaire d’Asie centrale – ont remporté une
victoire décisive contre la première puissance chrétienne de l’époque, l’Empire
byzantin, jetant ainsi le monde médiéval dans la stupéfaction. Au terme de la
bataille, le chef seldjoukide marcha sur la gorge de l’empereur chrétien en
signe d’humiliation de la chrétienté. La victoire seldjoukide enclencha une
série d’événements qui permirent aux Turcs seldjoukides de s’emparer des
territoires qui constituent la Turquie moderne et de créer un empire qui allait
s’étendre sur une grande partie de la Palestine, de l’Irak, de la Syrie et de
l’Iran.
En évoquant Mantzikert, Erdoğan rappelait aux
Turcs contemporains les gloires de leurs ancêtres, agressifs guerriers qui
avaient projeté de conquérir des pays non-musulmans et, partant, de lutter
contre les chiites tant détestés pour un jour dominer une grande partie du
Moyen-Orient. »
Moins de deux ans plus tard, alors que l’État
islamique bâtit son sanglant califat juste de l’autre côté de la frontière, la
formation de la nouvelle génération d’Erdoğan apparaît comme plus menaçante que
jamais.
Abigail
R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle
est l’auteur de l’ouvrage Radical
State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West
[L’État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie
occidentale] publié chez Praeger en 2010.
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