samedi 17 janvier 2015

Un journaliste newyorkais et l’esprit de Charlie Hebdo


Par Abigail R. Esman
Special to IPT News
9 janvier 2015

Traduction française : Johan Bourlard

Le jour même du massacre de journalistes à Paris, alors que le sang des victimes maculait encore l’endroit où elles étaient tombées et que les cris des tueurs – « Allahou Akbar » (« Allah est grand ») – résonnaient toujours dans les récits des témoins du drame, Nicholas Kristof, journaliste au New York Times, demandait au monde de ne pas juger les tueurs trop rapidement car le plus urgent, disait-il, est de ne pas conclure hâtivement qu’ils sont musulmans.



Ah bon ? Alors même qu’ils récitaient la prière musulmane ? Alors même qu’ils déclaraient haut et fort dans les rues de Paris qu’ils avaient, par leurs actes, « vengé le Prophète » ?

Mais ce que Kristof n’a pas fait, c’est condamner les meurtres, c’est rendre hommage à ceux qui ont été massacrés, c’est exprimer son horreur face à ces exécutions, c’est admettre que ceux qui louent Allah après avoir commis un massacre, que leurs motivations soient ou non religieuses, sont probablement des musulmans.

C’est aussi simple que ça.

(Il est intéressant de noter que, en énumérant un certain nombre d’attentats terroristes islamistes visant des cibles occidentales, Kristof a oublié d’indiquer que des musulmans étaient impliqués dans les attentats du 11 Septembre. Allez savoir pourquoi.)

Au lieu de cela, il a demandé à ses lecteurs de ne pas juger. Il s’est contenté de répéter les poncifs éculés concernant « la majorité des musulmans » qui n’a rien à voir avec l’islamisme extrémiste et a loué, non pas les journalistes et caricaturistes de Charlie Hebdo, mais bien les non-musulmans qui ont volé au secours des musulmans craignant des représailles à la suite de la prise d’otage (commise par un musulman) à Sydney, en Australie.

Ce qu’il aurait pu faire, mais il ne l’a pas fait, c’est prendre l’un ou l’autre conseil de George Packer du New Yorker, quelqu’un qui en connaît tout de même un rayon sur l’islamisme extrémiste et sur le courage de certains journalistes confrontés à ce problème pour la simple raison qu’il est l’un d’eux. À peu près au moment où Kristof couchait sur papier son article, Packer écrivait :

« [Les attentats d’aujourd’hui] ne sont que les derniers coups en date portés par une idéologie qui cherche à conquérir le pouvoir par la terreur depuis des décennies. C’est cette même idéologie qui a placé Salman Rushdie sous le coup d’une condamnation à mort, le forçant à se cacher pendant dix ans simplement pour avoir écrit un roman, une idéologie qui a ensuite tué son traducteur japonais et tenté de tuer son traducteur italien ainsi que son éditeur norvégien. C’est aussi cette idéologie qui a tué 3000 personnes aux États-Unis le 11 septembre 2001, qui a abattu Theo van Gogh dans les rues d’Amsterdam en 2004 pour avoir réalisé un film, qui a conduit à des meurtres et des viols de masse dans les villes et les déserts de Syrie et d’Irak. C’est encore cette idéologie qui a massacré 132 enfants et 13 adultes dans une école de Peshawar [au Pakistan] le mois dernier, et qui tue régulièrement tant de Nigérians, particulièrement des jeunes, dans l’indifférence quasi-générale.

Du fait que l’idéologie est le produit d’une des principales religions dans le monde, nombre de raisonnements tortueux s’emploient minutieusement à démontrer les rapports réels ou non entre la violence et l’islam. Certaines personnes bien intentionnées établissent prudemment un lien avec l’islam en déclarant que le carnage n’a rien à voir avec la foi, ou que l’islam est une religion de paix ou que, tout au plus, la violence représente la « déformation » d’une grande religion. (Après les attentats suicides en Irak, j’ai eu l’habitude d’entendre des Irakiens dire « Aucun musulman ne ferait une chose pareille. ») D’autres souhaitent en faire porter l’entière responsabilité au contenu théologique de l’islam, comme si les autres religions étaient naturellement plus pacifiques – une idée démentie aussi bien par l’histoire que par les textes sacrés.

Une religion ne se résume pas à une série de textes. La religion, c’est aussi l’ensemble des croyances et des pratiques telles qu’elles sont vécues par ses adhérents. »

Apparemment ce n’est pas le cas de Kristof. Ignorant le caractère immonde des meurtres, il en appelle à la paix et à la tolérance – une supplication qui lui paraissait tout à fait de circonstance à ce moment-là. Et pourtant, j’imagine qu’au moment de la tuerie de Newtown, il n’aurait pas eu une pensée pour les millions de « braves gens » qui détiennent chez elles des armes automatiques ou encore pour ces bonnes âmes qui ne tourneraient jamais leurs Kalachnikovs, même pas dans leurs rêves, contre de jeunes enfants.

Au lieu de cela, malgré le fait que la rédaction du Hartford Courant qui a qualifié les tueurs de « lâches monstrueux » qui « affirment être liés à Al-Qaïda », Kristof écrivait tout le bien qu’il pensait des musulmans qu’il connaissait comme s’il croyait, d’une certaine manière, que le fait de condamner les tueurs revenait à critiquer l’ensemble des musulmans. Il s’agit là de l’attitude classique adoptée par ceux qui voient systématiquement dans la moindre critique d’un musulman, quel qu’il soit, une marque « d’islamophobie ».

J’ai une nouvelle à annoncer à ces personnes : l’immense majorité des gens raisonnables dans le monde ne croit pas que chaque musulman est un terroriste. J’ai également une nouvelle pour monsieur Kristof : les gens qui pensent cela réellement ne lisent de toute façon pas vos articles, ne les ont jamais lus et ne les liront probablement jamais.

Et pourtant, Kristof continue, encore et encore, à attirer l’attention sur tous les musulmans qui, sur son profil Twitter, ont exprimé leur consternation face aux attentats, déduisant par là (je ne sais d’ailleurs pas comment) que « la plupart » des musulmans sont certainement contre eux. Il semble avoir oublié qu’il ne suit pas le fil Twitter de ceux qui sont susceptibles d’approuver de tels attentats. Or en réalité, de très nombreux musulmans occidentaux et même français se sont exprimés ainsi en faisant des remarques comme « Ces fils de pute de Charlie Hebdo méritaient la mort 100 fois, bien fais » [sic] et « oh bordel charlie hebdo ahaha j’suis trop content c fils de pute de raciste ahahaha, j’irai rire sur leur tombe. » [sic]

Les messages de ce genre étaient-ils plus nombreux que les autres ? Je ne les ai pas comptés. Et je parie que Kristof non plus.

La vérité c’est que, minorité ou pas (et disons-le franchement, on n’en sait rien : qui a sondé la population saoudienne sur la question de l’apostasie ? et la population somalienne sur ce qu’elle pense du fait de tourner en dérision le Prophète Mahomet ? Et l’Afghanistan ? Et l’Iran ?), il y a en réalité des millions de musulmans dans le monde qui croient que l’apostasie doit être punie de mort, qui croient que les femmes doivent être obligées d’avoir des relations sexuelles quand leur mari l’exige et punies si elles refusent. Il y a également des milliers, si pas des millions, de gens dans le monde qui pensent que dessiner le Prophète doit être puni de mort – si vous ne me croyez pas, repensez aux émeutes qui ont éclaté un peu partout dans le monde à la suite de la première publication des caricatures en 2005 et 2006.

Or toutes ces personnes souscrivent, comme le dit Packer, à une certaine idéologie.

Peu importe dès lors que vous donniez ou non à cette idéologie le nom « islam ». Il y a également des millions de musulmans qui ne souscrivent pas aux mêmes idées et il va sans dire que nous devons les soutenir. Pensons aux manifestants du parc Gezi [à Istanbul] en 2013, à Malala Yousafzai ou encore à Zuhdi Jasser.

Il suffit aussi d’écouter Maajid Nawaz. Il fut un temps où il adhérait à bon nombre de croyances islamistes radicales semblables à celles des terroristes d’aujourd’hui et où il rêvait à une société islamique planétaire. Après un séjour dans une prison égyptienne, il a renoncé à cette idéologie et a créé en Grande-Bretagne une fondation destinée à la combattre. Intervenu sur la BBC mercredi après le massacre à Charlie Hebdo, il a déclaré que les musulmans et les généreux Occidentaux ont échoué « dans leur lutte contre l’extrémisme islamiste et dans la façon dont nous dégradons peu à peu nos valeurs. Si bien que les islamistes ont pu jusqu’à présent agir pour atteindre leur objectif, à savoir la division entre les communautés. »

Avec son article, Kristof diminue la portée de cet appel à l’introspection.

Ce 7 janvier, qui sera désormais un jour de commémoration comme le 11 septembre, le 11 mars, le 7 juillet et bien d’autres jours, ce n’était pas le moment pour ce genre de message tout comme l’Holocauste n’était pas le moment propice à un quelconque article sur tous ces braves Allemands, tout comme le meurtre de quatre jeunes filles noires à Birmingham dimanche ou celui d’Eric Garner en juillet, n’étaient pas des moments adéquats pour écrire sur tous ces braves citoyens blancs d’Amérique.

Ce sont des terroristes musulmans qui ont tué l’équipe de Charlie Hebdo. Et ce sont des extrémistes musulmans d’Occident qui menacent actuellement chaque homme, chaque femme et chaque enfant en Occident qui croient en ce pour quoi se battait Charlie Hebdo.

Il faut le dire car, dans ce monde, ce sont les mots qui constituent l’arme la plus puissante. Ce n’est que comme cela que l’esprit de Charlie Hebdo continuera à vivre.

Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l’auteur de l’ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L’État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.

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