lundi 8 décembre 2014

La jeunesse musulmane néerlandaise et ses héros dérangeants


Par Abigail Esman
Special to IPT News
25 novembre 2014

Traduction française : Johan Bourlard

Pour les ados américains d’aujourd’hui, les plus grands héros ne sont plus les joueurs de baseball ni même Lady Gaga : il s’agit pour la plupart de stars de You Tube comme le duo comique Smosh, suivi de Katy Perry et – plus surprenant – de l’actrice Betty White âgée de 92 ans. Mais pour des centaines de milliers de jeunes Néerlandais, les héros du moment ne sont plus les stars de cinéma ni les humoristes mais bien les djihadistes de l’État islamique.

C’est ce qui ressort d’une étude récente menée par le bureau d’études néerlandais Motivaction. Cette étude montre que 90 pourcents des Turcs néerlandais âgés de 18 à 35 ans considèrent les membres de l’État islamique (EI ou EIIL) comme des héros et soutiennent avec enthousiasme leurs amis et voisins qui partent rejoindre ces derniers en Syrie. Parmi les immigrés marocains aux Pays-Bas de la même classe d’âge, 48 pourcents sont du même avis.

(À titre d’information, d’après les derniers chiffres officiels, les Pays-Bas comptent, sur une population totale de 16,8 millions d’habitants, plus de 368.000 immigrés marocains – des première et deuxième générations – et plus de 395.000 Turcs.)

Ce n’est pas la première fois qu’on voit des musulmans européens marquer leur adhésion aux horreurs du djihad violent : au début de cette année, le bureau d’étude britannique ICM a établi que pas moins de 15 pourcents des jeunes Français (âgés de 18 à 24 ans) approuvent l’État islamique, à l’instar de 11 pourcents des Britanniques âgés de 35 à 44 ans.

De tels chiffres permettent d’expliquer en grande partie ce qui encourage les jeunes musulmans européens à rejoindre l’EI et d’autres groupes djihadistes en Syrie et en Irak. Mais l’étude réalisée par Motivaction permet également de comprendre l’état d’esprit de la génération montante des Néerlandais – et probablement de la plupart des Européens – de confession musulmane. Bizarrement, alors que 87 pourcents des jeunes Turcs néerlandais soutiennent le djihad en général et l’État islamique en particulier, 90 pourcents s’opposent à un État ou califat islamique (contre 67 pourcents des Marocains néerlandais). En réalité, selon Motivaction, 93 pourcents des Turcs néerlandais croient que « la démocratie est essentielle » au progrès. Ainsi, à l’instar du président turc Recep Tayyip Erdogan (que l’immense majorité d’entre eux admire), ils considèrent le combat mené en Syrie comme une révolution dirigée contre Bachar el-Assad qu’ils veulent voir tomber au profit d’un régime démocratique. Ce point de vue révèle qu’ils n’ont pas tout à fait conscience des objectifs véritables de l’EI, à savoir le remplacement du régime d’Assad par un califat islamique que l’EI cherche à étendre par la conquête d’autres pays dans la région, y compris la Turquie.

Pourtant, malgré leur soutien massif en faveur de la démocratie, les Turcs néerlandais, comme le montre aussi l’enquête de Motivaction, ont une identité islamique forte – plus forte que celle des Marocains néerlandais. Cette donnée peut surprendre quand on sait que la majorité des musulmans radicaux connus aux Pays-Bas, notamment les membres du groupe radical Hofstad, sont d’origine marocaine. Malgré les liens d’amitié qui unissent depuis longtemps la Turquie et Israël, les Turcs néerlandais, à l’instar d’Erdogan, reprochent à Israël les violences qui secouent la région et considèrent la lutte armée du Hamas contre Israël comme une chose « positive », à une majorité écrasante de 89 pourcents (contre 49 pourcents des Marocains). Il semble également que les Turcs néerlandais considèrent les juifs en général comme l’ennemi et ne croient pas que l’amitié ou la paix soient possibles entre musulmans et juifs – même aux Pays-Bas.

Ces chiffres sont publiés alors que la communauté turque des Pays-Bas fait l’objet d’une surveillance particulière, au moment où des études menées auprès des organismes turcs les plus influents montrent l’existence probable de liens avec le gouvernement turc mais aussi avec l’extrémisme. Un rapport du gouvernement néerlandais publié en septembre et intitulé « Islam turc : état des lieux des courants et organismes religieux turcs aux Pays-Bas » laisse entendre que si ces organisations ont pu aider à promouvoir l’intégration en encourageant les immigrés turcs des première et deuxième générations à exceller à l’école, dans les affaires et en politique, elles les ont également incités à atteindre et à exercer « un pouvoir (politique) et une influence à sens unique sur leur propre groupe et à renforcer leur identité turque ». Une grande partie de ces activités reçoit le soutien financier direct du gouvernement turc et du Diyanet, le ministère turc des affaires religieuses et islamiques. Cette étude sur « l’islam turc » a conduit récemment le ministre néerlandais des Affaires sociales, Lodewijk Asscher, à demander de placer sous surveillance pendant cinq ans les principales organisations turques du pays. Cette demande a également produit des remous au sein du parlement néerlandais.

Quelles que soient les différences d’opinion entre Turcs et Marocains des Pays-Bas au sujet de l’EI et du djihad, la situation plus générale que décrit l’étude réalisée par Motivaction est celle d’un nombre scandaleusement important de musulmans néerlandais – et probablement européens – soutenant ouvertement le djihad violent. Si 87 pourcents des jeunes Turcs néerlandais considèrent comme quelque chose de « bien » le fait que « des groupes combattent pour le changement au nom du djihad » alors que 80 pourcents ne voient « rien de mal » dans l’usage de la violence contre les non-croyants et si 39 pourcents des Marocains néerlandais pensent de même, nous sommes en présence de centaines de milliers de djihadistes potentiels dans ce seul petit pays.

Ce qui importe ici, ce ne sont pas tellement les chiffres mais bien les gens que ces chiffres représentent – des jeunes, hommes et femmes, qui ont grandi en Europe avec les valeurs et les idéaux de l’Occident et qui, néanmoins, vénèrent ceux qui massacrent, violent et torturent au nom d’Allah. Si les dirigeants européens s’inquiètent beaucoup de ce qu’il faut faire de leurs citoyens musulmans de retour du djihad syrien, il serait peut-être temps aussi qu’ils s’inquiètent de ce qu’il faut faire de ceux qui sont restés au pays.

L’auteur, Abigail R. Esman, est rédactrice indépendante et vit à New York et aux Pays-Bas. Elle est l’auteur de l’ouvrage Radical State : How Jihad is Winning Over Democracy in the West [L’État radical ou comment le djihad est en train de vaincre la démocratie occidentale] publié chez Praeger en 2010.

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