jeudi 18 décembre 2014

Le problème des radicaux de l’État islamique qui ne partent pas et restent parmi nous


Par Abigail Esman
Special to IPT News
9 décembre 2014

Version originale anglaise : ISIS’s Stay-at-Home Radicals
Traduction française: Johan Bourlard

À travers toute l’Europe et l’Amérique, les gouvernements et les services de renseignement s’efforcent de résoudre le problème posé par les musulmans occidentaux qui sont partis rejoindre le djihad en Syrie et sont revenus ensuite au pays. Mais dans le même temps, ils oublient ce qui constitue une menace plus importante encore, à savoir ceux qui ne sont jamais partis.

Les experts du contre-terrorisme s’accordent à dire que le danger représenté par le retour des djihadistes est conséquent : déjà radicalisés avant même de rejoindre des groupements tels que le Front Al-Nosra et l’État islamique (EI ou EIIL), ils sont désormais bien entraînés au combat terroriste. Contrairement à la plupart des Occidentaux, ils ont surmonté les désagréments qu’ils ont pu éprouver par le passé par rapport au fait de commettre un meurtre ou d’affronter la mort. Et il y a grande chance pour qu’ils l’aient déjà fait.

Leur nombre est en outre en augmentation. Ainsi on estime à 3000 le nombre d’Occidentaux à avoir déjà rejoint l’État islamique ou d’autres groupes terroristes similaires. Désormais, de nombreux pays, dont les Pays-Bas et l’Angleterre, ont pris la résolution de confisquer les passeports de tout combattant syrien réputé avoir la double nationalité (de nombreux fils d’immigrés marocains et turcs possèdent un passeport du pays d’origine de leur famille). Des propositions de loi semblables ont été faites aux États-Unis, comme celle déposée par le Républicain Frank Wolf, député de Richmond (Virginie). Le Royaume-Uni a également envisagé la confiscation des passeports de tous les citoyens britanniques qui rejoignent le djihad, mais de telles mesures ont été rejetées au motif qu’elles risqueraient de laisser des individus apatrides.

Toutefois, certains experts – ainsi que des djihadistes revenus du combat – disent désormais que les « cellules dormantes » de l’EIIL sont incrustées en Occident. Le mois dernier, Dimitri Bontinck, appelé le « chasseur de djihadistes », a confié au journal britannique Mail Online que des « sources influentes » l’avaient informé de l’existence de telles cellules, prévenant qu’ils étaient en train de « se préparer à déclencher leur guerre contre l’Europe ». Par ailleurs, un repenti de l’EIIL s’exprimant sur une chaîne de télé scandinave, aurait parlé de cellules dormantes en Suède qui, selon ses dires, seraient en train « d’attendre des ordres ».

La présence de telles cellules ne devrait pas tellement surprendre. Le plus étonnant par contre, c’est que les services de renseignement en Europe ne les ont pas détectées plus tôt. Cela pourrait s’expliquer en partie par le fait qu’on s’est tellement concentré sur le problème des retours que certains services de renseignement et de répression ont été utilisés au maximum de leurs capacités. À titre d’exemple, au mois de juin, le service de renseignement néerlandais (AIVD) a reconnu qu’il « ne pouvait plus suivre » les djihadistes présents aux Pays-Bas. En octobre, ils ont été contraints d’engager des équipes de la police pour les assister, particulièrement dans la surveillance de plus ou moins 40 djihadistes revenus du combat (On estime à 130 le nombre de Néerlandais, revenus du combat ou tués, qui sont allés se battre en Syrie).

Toutefois, si l’AIVD et d’autres services de renseignement peinent à suivre ceux qu’ils connaissent, cette situation fait d’innombrables autres musulmans radicalisés en Europe des proies faciles pour les recruteurs de l’État islamique qui ont déjà retourné à leur avantage les efforts déployés par l’Europe pour empêcher le retour des djihadistes. Au moyen de vidéos en ligne et de médias sociaux utilisés avec une habileté extraordinaire, les agents de l’EI encouragent de plus en plus leurs partisans occidentaux à travailler depuis chez eux : diffuser la parole, encourager les autres à faire le voyage (l’expression utilisée est « faire la Hijra ») ou préparer des attaques contre les infidèles sur le sol occidental.

Et ils ont déjà attaqué, comme ce fut le cas lors de la décapitation du fusilier Lee Rigby dans une rue de Londres en 2013, lors du meurtre d’un soldat canadien, le caporal Nathan Cirillo, à Ottawa le 22 octobre, ainsi que lors de l’attentat à la hachette, à peine deux jours plus tard, dirigé contre des officiers de police dans le quartier newyorkais du Queens. D’autres attaques ont été déjouées, comme le projet de complot de trois Britanniques qui, selon le ministère public, étaient inspirés par les appels de l’EI à commettre des attentats contre des incroyants. Les trois hommes ont été arrêtés à Londres le 6 novembre au motif qu’ils avaient projeté de décapiter des civils.

Mais la propagande de l’EIIL a révélé son efficacité sur un autre plan. Le recrutement pour le djihad est en augmentation aux Pays-Bas, si on en croit un rapport récent de l’AIVD qui observe aussi que « le nombre de djihadistes néerlandais faisant le voyage vers la Syrie pour y participer au conflit a augmenté de façon substantielle depuis fin 2012. » Et le soutien global aux groupes terroristes grandit même plus rapidement encore, comme l’ont démontré les nombreuses manifestations en faveur de l’EIIL l’été dernier. Selon l’AIVD, ce sont « plusieurs milliers » de personnes qui, rien qu’aux Pays-Bas, soutiennent l’EI alors que, selon un autre rapport publié récemment aux Pays-Bas, près de 90 pourcents des jeunes Turcs néerlandais considèrent les membres de l’EI comme des « héros » (depuis lors, ce dernier rapport a essuyé des critiques mais ses auteurs maintiennent leurs conclusions).

En Allemagne, le soutien à l’EIIL a augmenté d’une façon si menaçante qu’en septembre, le gouvernement a fait passer une loi pour l’interdire purement et simplement. D’après un article du New York Times, cette loi prévoit « une interdiction des activités en soutien à l’État islamique en Irak et en Syrie, y compris toute exhibition de son drapeau noir, dans le cadre de la suppression de la propagande et du recrutement organisés par le groupe extrémiste auprès des Allemands. » Le 5 décembre, les autorités ont fait usage de cette loi pour fermer une mosquée à Brême dans laquelle auraient été prononcés des sermons incitant de jeunes musulmans à faire la Hijra – c’est-à-dire à émigrer – pour rejoindre le djihad.

En France, on estime à 700 le nombre de personnes ayant fait la Hijra ; c’est le nombre le plus important en Europe. Selon un sondage ICM réalisé cet été à la demande de l’agence de presse russe Rosslya Segodnya, une personne sur six soutient l’EI. Parmi les 18-24 ans – la classe d’âge la plus importante de la population musulmane du pays – 27 pourcents ont indiqué avoir une « opinion positive » du groupe terroriste.

Il ne s’agit pas là de simples données mathématiques mais bien de personnes, de dizaines de milliers de jeunes, hommes et femmes. En réalité, comme l’observe le Guardian, une analyse faite par des universitaires italiens sur plus de deux millions de messages en arabe postés en ligne, montre que « le soutien à l’État islamique parmi les utilisateurs arabophones des réseaux sociaux en Belgique, en Grande-Bretagne, en France et aux États-Unis est plus important qu’en Syrie et en Irak qui sont pourtant les fiefs de ces groupes militants. »

Pourquoi ?

C’est exactement la question que se pose le maire de Rotterdam Ahmed Aboutaleb, musulman d’origine marocaine. Malgré la fermeté de ce dernier face au radicalisme islamique, le nombre de jeunes qui, à Rotterdam, sont soupçonnés de se radicaliser a augmenté de 50 pourcents en un an. Dans l’attente du procès d’un djihadiste présumé, Aboutaleb, selon le quotidien néerlandais AD, se demandait à voix haute « pourquoi de tels jeunes, éduqués et pleins de promesse, s’engagent dans le djihad. »

Il aurait déclaré : « La question est de savoir qui sont ces gens qui partent et pourquoi ils le font. Parce qu’ils se sentent discriminés ? Parce qu’ils n’ont pas de travail ? Parce qu’ils sont rejetés par la société? Je ne comprends pas ça. Cela pourrait probablement pousser quelqu’un à franchir le pas mais il doit y avoir d’autres éléments qui jouent un rôle. »

En fin de compte, ce sont des questions que tout le monde devrait se poser – à commencer par les agences de renseignement et les services de répression. Car au moment où le nombre de djihadistes occidentaux est en augmentation et que le soutien à l’EI grandit, une chose devient de plus en plus claire, à savoir que tant que nous n’avons pas de réponses à ces questions fondamentales, rien de ce que l’on fera ne comptera.

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