par Daniel Pipes
The Washington
Times
6 octobre 2014
Version
originale anglaise : Hunger Growls in Egypt
Traduction française : Johan Bourlard
Considérée
depuis des millénaires comme « le grenier à blé de la Méditerranée »,
l’Égypte est désormais confrontée à une pénurie alimentaire. Dans le quotidien
égyptien Al-Ahram, un article d’une
étonnante franchise signé Gihan Shahine et intitulé « De la nourriture pour la stabilité » révèle l’étendue de la
crise.
Pour
commencer deux anecdotes : bien que forcée par son père à se marier avec
un cousin qui aurait les moyens de la nourrir et de la loger, Samar, âgée de 20
ans, affirme qu’ils n’ont « la plupart du temps, que des pommes de terre
frites et des aubergines pour le dîner ». Ses sœurs, âgées de 10 et 13 ans
et qui ont quitté l’école pour aller travailler, perdent du poids et souffrent
d’anémie chronique.
Manal,
infirmière, ne parvient plus à nourrir ses quatre enfants qu’elle élève seule.
« Dans la passé on avait l’habitude de farcir du chou avec du riz qu’on
mangeait quand on n’avait plus d’argent. À présent, il arrive qu’on ne puisse
même plus se payer ça à cause du prix du riz qui augmente. Nos enfants ont
toujours été mal nourris et ça devient de plus en plus grave. »
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L’Égypte
possède un taux d’obésité chez les adultes et de retard de croissance chez les
enfants parmi les plus élevés au monde.
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Ces
enfants ne sont pas rares. Ainsi selon le Programme alimentaire mondial (PAM) la malnutrition retarde la
croissance de 31 pourcents des enfants égyptiens âgés de six mois à cinq ans,
soit l’un des taux les plus élevés au monde. En 2009, le PAM montrait également
que la malnutrition réduisait le PIB égyptien d’environ 2 pourcents. Alors que
l’insécurité alimentaire touche un Égyptien sur cinq, « un nombre
croissant de personnes n’a plus les moyens d’acquérir suffisamment de biens
alimentaires », selon l’organisation australienne Future Directions International (FDI). Pour se remplir
l’estomac, les populations pauvres d’Égypte se rabattent sur de la nourriture hypercalorique
à faible valeur nutritive (comme le tristement célèbre kochari, riche en amidon) provoquant à la fois carence alimentaire
et obésité. Et selon le CAPMAS, un organisme public égyptien, 5,2 pourcents de
la population du pays est menacée par la famine.
De
nombreux facteurs contribuent à la crise alimentaire égyptienne. En partant du
plus central vers le plus périphérique, ces facteurs sont les suivants :
Des politiques publiques
défaillantes. Le
Caire a constamment favorisé les villes au détriment des zones rurales, avec
pour conséquences la baisse de la recherche dans le domaine agricole, le manque
de soutien financier, les monopoles du secteur privé, des subventions boiteuses
ainsi que le développement de la contrebande, de la corruption et du marché
noir. Les agriculteurs souffrent de la pénurie de semences, de fertilisants et
de pesticides onéreux et de mauvaise qualité. Mais l’élément le plus pernicieux
est la diminution des terres cultivées en raison de la complicité du
gouvernement dans l’expansion illégale et sans frein de
l’habitat.
La dépendance alimentaire. Historiquement autosuffisante,
l’Égypte importe à présent – selon le FDI – 60 pourcents de sa nourriture. Le
pays reste largement autosuffisant en fruits et légumes mais dépend fortement
de l’étranger pour les céréales, le sucre, la viande et les huiles
alimentaires. L’Égypte importe deux tiers de son froment (10 millions de tonnes
sur un total de 15 millions, qui font du pays le premier importateur de froment
au monde), 70 pourcents de ses haricots et 99 pourcents de ses lentilles. Ce
n’est pas un hasard quand on sait que les terres consacrées à la culture des
lentilles ont chuté de 85.000 à moins de 1.000 acres. Les largesses provenant
de pays amis exportateurs de pétrole, d’un montant de 20 milliards de
dollars en 2013, ont été capitales pour le financement des importations de
denrées alimentaires. Toutefois on peut se demander combien de temps durera ce
subventionnement.
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Les
stands à kochari offrent des repas
composés de divers féculents comme les pâtes, les pommes de terre et le riz, agrémentés
de sauce.
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La pauvreté. Une telle dépendance vis-à-vis
de marchés internationaux fluctuants est d’autant plus risquée que l’Égypte
connaît une misère croissante. Un rapport du PAM indique que la précédente
moyenne de 6,2 pourcents de croissance du PIB est tombée à 2,1 pourcents en
2012-2013. Le chômage se situe à environ 19 pourcents. La culture du coton, qui faisait naguère la fierté
de l’Égypte, a vu sa production décliner de plus de 11 pourcents pour la seule
année commerciale 2012-2013. Selon le CAPMAS, 38 pourcents des jeunes vivent
sous le seuil de pauvreté et 24 pourcents vivent juste au-dessus de ce même seuil,
soit une augmentation de un pourcent en une seule année.
Le manque d’eau. Le don du Nil, qui est de 20
millions de mètres cubes par an, est déjà presque insuffisant en raison
notamment de la population croissante et de l’irrigation défaillante. Cela
entraîne une diminution de la production alimentaire du pays qui va encore
s’aggraver dans les dix prochaines années en raison de la construction de
nouveaux barrages sur le Nil Bleu, en Éthiopie.
Les crises récentes. Le FDI en relève plusieurs :
« l’épidémie de grippe aviaire de 2006, les crises alimentaire,
énergétique et financière des années 2007-2009, la hausse mondiale des prix de
l’alimentation en 2010 et la détérioration de l’économie provoquée par
l’instabilité politique depuis la Révolution de 2011. »
Le
nouveau gouvernement d’Abdel Fattah al-Sisi pourra-t-il réagir à temps et
inverser les tendances désastreuses actuelles ? Pour ma part, je suis
pessimiste. Les millions de Cairotes agités et instables ont bien plus de poids
politique que les fellahin plus
nombreux encore qui cultivent tranquillement leurs champs. Sans compter que les
questions urgentes – que ce soit la grogne des ouvriers, la rébellion des
Frères Musulmans ou encore le cessez-le-feu entre Israël et le Hamas –
détournent constamment l’attention des dirigeants des crises systémiques à long
terme comme la production alimentaire.
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Les
intérêts des agriculteurs égyptiens (fellahin)
figurent bien bas dans la liste des priorités du gouvernement.
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La
famine s’ajoute ainsi aux nombreux autres problèmes structurels et endémiques du Moyen-Orient que les acteurs
extérieurs ne peuvent résoudre et contre lesquels ils peuvent simplement se
protéger.
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