par Daniel Pipes
The Weekly
Standard
13 octobre 2014
Version originale anglaise : How
Turkey Went Bad
Traduction française : Johan Bourlard
Il
y a douze ans à peine, la République turque était perçue à juste titre comme un
allié exemplaire au sein de l’OTAN, un modèle d’État musulman pro-occidental et
un pont entre l’Europe et le Moyen-Orient. L’alliance militaire avec le
Pentagone sous-tendait toute une série de relations économiques et culturelles
avec les Américains. Pour nous qui travaillons sur le Moyen-Orient, le temps
passé à Istanbul, à Ankara et dans d’autres villes turques, était comme une
oasis de fraîcheur au milieu d’une région en ébullition.
Mais
voilà qu’au lendemain de ces fameuses élections de 2002, le pays a complètement
changé de cap. Dans un processus d’abord lent qui s’est ensuite accéléré dès le
milieu de 2011, le gouvernement s’est mis à violer ses propres lois, est devenu
autocratique et s’est allié aux ennemis des États-Unis. Même les plus réticents
à reconnaître ce changement ont bien été obligés de l’admettre. Si en 2012
Barack Obama classait le dirigeant politique turc dominateur, Recep Tayyip Erdoğan,
parmi ses cinq meilleurs amis étrangers, il a montré une attitude toute
différente, il y a quelques semaines, en désignant un simple chargé d’affaires pour le représenter à la
cérémonie d’investiture d’Erdoğan devenu président – une gifle publique.
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Obama
et Erdoğan ne sont plus vraiment les meilleurs amis.
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À
quoi ce changement est-il dû ? Pourquoi la Turquie a-t-elle mal
tourné ?
Antécédents
historiques
Pour
comprendre cette situation actuelle inattendue, il faut se reporter à l’époque
de l’Empire ottoman. Fondé en 1299, celui-ci établit son contrôle sur une
partie substantielle du continent européen (principalement la région des
Balkans qui reçut son nom d’après le mot turc signifiant montagne), ce qui fit de lui la seule entité politique musulmane capable
de rivaliser avec l’Europe au moment où les chrétiens occidentaux devenaient
peu à peu le peuple le plus prospère et le plus puissant de la planète. Alors
qu’au fil des siècles, l’Empire ottoman s’affaiblissait face aux autres
puissances européennes, son sort devint une préoccupation majeure de la
diplomatie européenne (la « Question d’Orient ») et on se mit à le
considérer comme une proie (« l’homme malade de l’Europe »).
Du
point de vue ottoman, la question insoluble qui se posait constamment était de
savoir ce qui était bon à prendre de l’Europe et ce qui ne l’était pas. En
général, les Ottomans trouvèrent que les innovations militaires et médicales
étaient les plus acceptables. Dans d’autres domaines, ils se montrèrent plus
hésitants. Ainsi c’est en 1493 que les juifs de l’Empire publièrent
leur premier livre au moyen de l’imprimerie à caractères mobiles ; les
musulmans, eux, attendirent des siècles, plus précisément 1729, avant de les imiter. En d’autres
termes, l’adoption des méthodes européennes fut un processus lent, difficile et
chaotique.
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Symbole
parmi d’autres, Atatürk était un dandy à l’Occidentale.
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C’est
dans ce contexte que survint la défaite ottomane lors de la Première Guerre
mondiale, suivie de la prise du pouvoir par Mustafa Kemal. L’éminent général
d’armée victorieux mit fin à l’Empire en proclamant la République de Turquie,
de loin plus réduite et limitée principalement aux populations turcophones.
Durant les quinze premières années de cette république (1923-1938), le pays fut
dominé par Mustafa Kemal qui se fit appeler Atatürk. Champion de
l’occidentalisation et contempteur de l’islam, il imposa une série de
changements radicaux qui caractérisent aujourd’hui encore la Turquie et qui
font d’elle un pays très différent du reste du Moyen-Orient, notamment par sa
laïcité, ses lois calquées sur des codes européens ainsi que l’usage de l’alphabet
latin et des noms de famille.
À
certains égards, Atatürk était en avance sur ses compatriotes notamment
lorsqu’il proposa d’installer des bancs dans les mosquées et de faire l’appel à
la prière non plus en arabe mais en turc. Presque immédiatement après sa mort
en 1938, on commença à détricoter sa politique de laïcisation. Cependant
l’armée turque, dans son double rôle de pouvoir politique ultime et de dépositaire
de l’héritage d’Atatürk, posa des limites à ces changements. Les premières
tentatives sérieuses commencèrent avec l’instauration de la démocratie dans les
années 50. D’autres tentatives suivirent mais sans succès.
Toutefois,
l’armée n’étant pas une force propice à la créativité ni au progrès
intellectuel, les maximes d’Atatürk, répétées sans cesse durant des décennies,
devinrent des formules creuses et éculées. Alors que les désaccords se multipliaient,
les partis qui conservaient sa vision des années 1920, stagnèrent et dégénérèrent
en organisations corrompues et avides de pouvoir. Dans les années 1990, les
gouvernements qui se succédèrent rapidement s’aliénèrent une partie importante
de la population.
Essor de l’AKP
Profitant
de la situation, Erdoğan fonda en 2001 avec Abdullah Gül, homme politique
islamiste lui aussi, le Parti de la Justice et du Développement (AKP).
Promettant une bonne gouvernance et une croissance économique fondées sur des
valeurs traditionnelles, le parti connut un succès impressionnant lors de sa
première campagne électorale en novembre 2002, remportant un peu plus du tiers
des suffrages. Mais en raison du refus des pachas des partis de la veille garde
de coopérer entre eux, le Parti Républicain du Peuple (CHP) fut le seul à
recueillir plus de 10 pourcents des voix, seuil à atteindre pour être représenté
au parlement.
Près
de la moitié des votes étant passés ainsi à la trappe, l’AKP avec ses 34
pourcents des suffrages remporta 66 pourcents des sièges au parlement,
transformant une majorité absolue confortable en victoire écrasante. Lors des
élections suivantes, en 2007 et en 2011, les partis d’opposition veillèrent à
ne pas disperser leurs votes, si bien que l’AKP connut un sort paradoxal : tout en augmentant le
pourcentage des suffrages en sa faveur (46 puis 50 pourcents) il perdit des
sièges au parlement (62 puis 59 pourcents).
Erdoğan
s’efforça tout d’abord de se contrôler : il se concentra sur la croissance
économique et régla les questions problématiques de l’agenda politique turc telles
que le problème chypriote, l’adhésion à l’Union européenne et le refus très
ancien de reconnaître que les Kurdes ne sont pas turcs. Par la suite, il
engrangea les succès : dans un pays affichant des taux de croissance
économique comparables à ceux de la Chine, il s’imposa comme un médiateur sur
la scène politique du Moyen-Orient (par exemple entre Jérusalem et Damas) et
comme l’islamiste favori de l’Occident. Ce faisant, il sembla résoudre l’antagonisme
vieux de plusieurs siècles entre Islam et Occident, dont il fit une synthèse apparemment
réussie.
Toutefois
l’objectif à long terme de l’AKP fut la mise au pas de l’armée : condition
nécessaire pour la réalisation de son objectif ultime à savoir le renversement
de la révolution d’Atatürk et le retour de la Turquie à un régime intérieur et
à un statut international de type ottoman. Cet objectif fut atteint avec une
surprenante facilité. Pour des raisons qui demeurent obscures, les dirigeants
des forces armées supportèrent sans broncher les accusations de complots, les
arrestations d’officiers et finalement l’éviction de l’état-major. Ce drame
prévisible ne donna lieu à pratiquement aucune protestation.
Une
fois obtenue la capitulation de l’armée, Erdoğan s’attaqua à ses rivaux
intérieurs, particulièrement son allié de longue date, l’islamiste Fethullah
Gülen, chef d’un mouvement national de masse disposant de réseaux dans les
institutions publiques clés. L’extravagance populiste d’Erdoğan fut bien accueillie
par son électorat – les Turcs se sentant oppressés par l’ataturquisme.
Galvanisé par ce succès, il apparut dans toute sa splendeur mégalomaniaque en
juin 2013 lors des manifestations du parc Gezi à Istanbul : se déchaînant
contre ses concitoyens qu’il accablait d’injures, il traîna en justice un
groupe de fans de football pour tentative de renversement de son gouvernement.
En
décembre 2013, la révélation de preuves de corruption manifeste au sein de
l’AKP conduisit non pas à une reculade mais bien à l’arrestation des officiers
de police à l’origine de la révélation. Ce comportement agressif s’étendit aux
opposants des médias, du parlement et même de la magistrature. En diabolisant
ses détracteurs, Erdoğan réjouit sa base électorale et remporta l’une après
l’autre chaque élection, accroissant ainsi son pouvoir personnel, à l’image du
président vénézuélien Hugo Chávez.
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Les
Turcs constatent qu’Erdoğan et Hugo Chávez (nés l’un et l’autre en 1954) ont
des traits communs.
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Politique étrangère
Les
relations internationales connurent la même évolution : au départ,
quelques objectifs modestes devenant au fil du temps de plus en plus ambitieux
et hostiles. La politique de « zéro problème avec les voisins »
définie par son conseiller principal en politique étrangère, Ahmet Davutoğlu, commença
à porter ses fruits : vacances avec le tyran de Damas, aide aux mollahs de
Téhéran cherchant à éviter des sanctions, relations réciproquement avantageuses
quoique tièdes avec l’État juif. Même les ennemis de toujours comme la Grèce ou
l’Arménie profitèrent de son offensive de charme.
Les grandes puissances privilégiant les bonnes relations, le projet néo-ottoman
de l’AKP consistant à rétablir la primauté du pays dans ses anciennes colonies
semblait à portée de main.
C’est
alors qu’Erdoğan montra sur la scène étrangère l’arrogance extrême dont il
avait fait preuve dans son pays et usa des pires critiques. Si la moitié de
l’électorat turc applaudit ses excès de langage, peu d’étrangers en firent
autant. Au début de 2011, alors que les soulèvements dans les pays arabes
bouleversaient le Moyen-Orient, Erdoğan et Davutoğlu ne trouvèrent rien de
mieux que de s’éclipser au point qu’Ankara vit ses relations se dégrader, voire
s’envenimer, avec nombre de ses voisins.
La
rupture avec le président syrien Bachar al-Assad, qui demeure peut-être l’un de
ses plus grands échecs, eut de nombreuses conséquences négatives : arrivée
en Turquie de millions de réfugiés arabophones indésirables, situation de guerre
par procuration avec l’Iran, obstruction des routes commerciales turques vers
une grande partie du Moyen-Orient et création de forces djihadistes à l’origine
de l’État islamique et de son califat autoproclamé. Le soutien turc aux
sunnites d’Irak précipita l’effondrement des relations avec Bagdad. Une
hostilité envers Israël digne de l’époque nazie mit fin à l’alliance la plus
forte qu’avait Ankara dans la région. Le soutien ardent qu’Erdoğan apporta au
régime des Frères Musulmans en Égypte, qui dura un an en 2012-2013, se
transforma par la suite en hostilité ouverte envers le nouveau pouvoir. Les
menaces dirigées contre la République de Chypre à la suite des découvertes de
gisements de gaz, aigrirent encore plus des relations déjà conflictuelles alors
que les entrepreneurs turcs perdaient plus de 19 milliards de dollars dans l’anarchie libyenne.
Sur
le plan international, les relations avec Washington connurent de nouvelles
difficultés quand Ankara fit mine d’acheter un système de missiles chinois. Les appels lancés aux millions
de Turcs vivant en Allemagne pour ne pas s’assimiler au pays
d’accueil créèrent des tensions avec Berlin, tout comme le rôle potentiel
d’Ankara dans l’assassinat de trois Kurdes à Paris.
Tous
ces affronts laissèrent Ankara pratiquement sans amis, les bonnes relations étant
maintenues avec un seul pays, le Qatar (peuplé de 225.000 habitants), avec le
Gouvernement régional du Kurdistan dans le nord de l’Irak, et avec les Frères
Musulmans dont le Hamas et les branches syriennes de la confrérie. Bizarrement,
malgré cet échec cuisant, Erdoğan continua à soutenir la politique de « zéro
problème ».
Perspectives
Durant
l’année qui vient, Erdoğan, fort d’un nombre impressionnant de victoires
électorales et d’un pouvoir étendu, sera néanmoins confronté à trois
défis : électoral, psychologique et économique. Son accession à la
présidence, le 28 août, nécessite une modification de la constitution qui lui
permettrait de devenir le chef de ce pouvoir exécutif fort qu’il désire tant.
Ce changement nécessitera à son tour une bonne prestation de l’AKP lors des
élections législatives de 2015 ; faute de quoi, il faudra, pour réaliser
ses ambitions, faire des concessions substantielles aux Kurdes de Turquie afin
de gagner leur soutien. Maintenant que le parti se trouve dans les mains
inexpérimentées de Davutoğlu, passé récemment du poste de ministre des Affaires
étrangères à celui de Premier ministre, on peut douter de sa capacité à remporter
les sièges nécessaires.
Ensuite,
le sort d’Erdoğan dépend de l’attitude de Davutoğlu jusqu’ici son fidèle
consigliere. Si Davutoğlu se mettait à nourrir des ambitions personnelles, ce
qui est tout à fait envisageable, Erdoğan se trouvera cantonné à un rôle
surtout protocolaire.
Enfin,
l’économie instable de la Turquie dépend de capitaux étrangers fébriles en
quête de taux de rendement plus élevés, de flux financiers douteux en
provenance des pays du Golfe et dont l’origine et le parcours posent question,
ainsi que de toute une série de projets d’infrastructures destinés à pérenniser
la croissance. Ici, le comportement très erratique d’Erdoğan (fulminant tantôt
contre ce qu’il appelle le « lobby des intérêts », tantôt contre les
agences de notations comme Moody’s et Fitch, voire même contre le New
York Times)
décourage de nouveaux investissements alors qu’un surendettement énorme menace
de plonger le pays dans la banqueroute.
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Les
capitaux fébriles ont financé des infrastructures en Turquie comme le troisième
pont sur le Bosphore.
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C’est
pourquoi si la suite ininterrompue de succès électoraux pourrait laisser croire
qu’Erdoğan continuera à dominer la vie politique turque, il existe néanmoins des
éléments de taille qui pourraient y mettre fin et la symbiose entre l’expérience
de l’Occident et la fidélité aux valeurs islamiques pourrait bien voler en
éclats.
Politique
américaine
Dotée
d’une population jeune de 75 millions d’habitants, d’une position centrale, du
contrôle d’une voie navigable essentielle, et de huit voisins dont la plupart
posent problème, la Turquie constitue un allié de premier choix. En outre, le
pays jouit d’une position prééminente au Moyen-Orient parmi les populations
turcophones établies de la Bosnie au Xinjiang et parmi les musulmans du monde
entier. L’alliance turco-américaine qui a débuté lors de la Guerre de Corée a
été très profitable à Washington qui, on peut le comprendre, n’est pas disposé
à perdre cet allié.
Ceci
dit, une alliance ne peut être le fait d’une seule partie. Les gestes posés par
Ankara –relations amicales avec l’Iran, soutien au Hamas et à l’État islamique
qui mine l’autorité de Bagdad, virulence à l’égard d’Israël et menaces contre
Chypre – rend sa qualité de membre de l’OTAN à tout le moins contestable et, au
pire, hypocrite.
Washington
doit faire remarquer que les techniques d’intimidation qui font gagner des
élections en Turquie ne marchent pas ailleurs dans le monde. Le Wall Street Journal a judicieusement proposé
de déplacer la base militaire américaine de Turquie au Kurdistan irakien.
Il faut en tous les cas désavouer le pouvoir de plus en plus dictatorial exercé
par Erdoğan tout comme il faudrait désavouer Ankara pour son occupation continuelle
de Chypre, son soutien aux terroristes et ses déclarations antisémites. Au-delà
de ces démarches, le temps est venu pour le gouvernement américain de dire
clairement que si des changements majeurs n’interviennent pas rapidement, il insistera
pour suspendre voire exclure la Turquie de l’OTAN.
Si
Erdoğan continue à se comporter en voyou, alors son ancien allié devrait le traiter
comme tel.
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