Par Abigail Esman
Special to IPT News
9 décembre 2014
Version originale anglaise : ISIS’s Stay-at-Home Radicals
Traduction française: Johan
Bourlard
À travers toute l’Europe et l’Amérique, les
gouvernements et les services de renseignement s’efforcent de résoudre le
problème posé par les musulmans occidentaux qui sont partis rejoindre le djihad
en Syrie et sont revenus ensuite au pays. Mais dans le même temps, ils oublient
ce qui constitue une menace plus importante encore, à savoir ceux qui ne sont
jamais partis.
Les experts du contre-terrorisme s’accordent à
dire que le danger représenté par le retour des djihadistes est
conséquent : déjà radicalisés avant même de rejoindre des groupements tels
que le Front Al-Nosra et l’État islamique (EI ou EIIL), ils sont désormais bien
entraînés au combat terroriste. Contrairement à la plupart des Occidentaux, ils
ont surmonté les désagréments qu’ils ont pu éprouver par le passé par rapport
au fait de commettre un meurtre ou d’affronter la mort. Et il y a grande chance
pour qu’ils l’aient déjà fait.
Leur nombre est en outre en augmentation. Ainsi
on estime à 3000 le nombre d’Occidentaux à avoir déjà rejoint l’État islamique ou
d’autres groupes terroristes similaires. Désormais, de nombreux pays, dont les
Pays-Bas et l’Angleterre, ont pris la résolution de confisquer les passeports
de tout combattant syrien réputé avoir la double nationalité (de nombreux fils
d’immigrés marocains et turcs possèdent un passeport du pays d’origine de leur
famille). Des propositions de loi semblables ont été faites aux États-Unis,
comme celle déposée par le Républicain Frank Wolf, député de
Richmond (Virginie). Le Royaume-Uni a également envisagé la confiscation des
passeports de tous les citoyens britanniques qui rejoignent le djihad, mais de
telles mesures ont été rejetées au motif qu’elles risqueraient de laisser des
individus apatrides.
Toutefois, certains experts – ainsi que des
djihadistes revenus du combat – disent désormais que les « cellules
dormantes » de l’EIIL sont incrustées en Occident. Le mois dernier,
Dimitri Bontinck, appelé le « chasseur de djihadistes », a
confié au journal britannique Mail
Online que des « sources influentes » l’avaient informé de
l’existence de telles cellules, prévenant qu’ils étaient en train de « se
préparer à déclencher leur guerre contre l’Europe ». Par ailleurs, un
repenti de l’EIIL s’exprimant sur une chaîne de télé scandinave, aurait
parlé de cellules dormantes en Suède qui, selon ses dires, seraient en
train « d’attendre des ordres ».
La présence de telles cellules ne devrait pas
tellement surprendre. Le plus étonnant par contre, c’est que les services de
renseignement en Europe ne les ont pas détectées plus tôt. Cela pourrait
s’expliquer en partie par le fait qu’on s’est tellement concentré sur le
problème des retours que certains services de renseignement et de répression
ont été utilisés au maximum de leurs capacités. À titre d’exemple, au mois de
juin, le service de renseignement néerlandais (AIVD) a
reconnu qu’il « ne pouvait plus suivre » les djihadistes présents
aux Pays-Bas. En octobre, ils ont été contraints d’engager des équipes de la
police pour les assister, particulièrement dans la surveillance de plus ou moins
40 djihadistes revenus du combat (On estime à 130 le nombre de Néerlandais,
revenus du combat ou tués, qui sont allés se battre en Syrie).
Toutefois, si l’AIVD et d’autres services de
renseignement peinent à suivre ceux qu’ils connaissent, cette situation fait d’innombrables
autres musulmans radicalisés en Europe des proies faciles pour les recruteurs
de l’État islamique qui ont déjà retourné à leur avantage les efforts déployés
par l’Europe pour empêcher le retour des djihadistes. Au moyen de vidéos en
ligne et de médias sociaux utilisés avec une habileté extraordinaire, les
agents de l’EI encouragent de plus en plus leurs partisans occidentaux à
travailler depuis chez eux : diffuser la parole, encourager les autres à
faire le voyage (l’expression utilisée est « faire la Hijra ») ou
préparer des attaques contre les infidèles sur le sol occidental.
Et ils ont déjà attaqué, comme ce fut le cas
lors de la décapitation
du fusilier Lee Rigby dans une rue de Londres en 2013, lors du meurtre
d’un soldat canadien, le caporal Nathan Cirillo, à Ottawa le 22 octobre,
ainsi que lors de l’attentat à la hachette, à peine deux jours plus tard,
dirigé contre des officiers de police dans le quartier newyorkais du Queens.
D’autres attaques ont été déjouées, comme le projet de complot de trois Britanniques
qui, selon le ministère public, étaient inspirés
par les appels de l’EI à commettre des attentats contre des incroyants. Les
trois hommes ont été arrêtés à Londres le 6 novembre au motif qu’ils avaient
projeté de décapiter des civils.
Mais la propagande de l’EIIL a révélé son
efficacité sur un autre plan. Le recrutement pour le djihad est en augmentation
aux Pays-Bas, si on en croit un rapport récent de l’AIVD
qui observe aussi que « le nombre de djihadistes néerlandais faisant le
voyage vers la Syrie pour y participer au conflit a augmenté de façon substantielle
depuis fin 2012. » Et le soutien global aux groupes terroristes grandit
même plus rapidement encore, comme l’ont démontré les nombreuses manifestations
en faveur de l’EIIL l’été dernier. Selon l’AIVD, ce sont « plusieurs
milliers » de personnes qui, rien qu’aux Pays-Bas, soutiennent l’EI alors
que, selon un autre
rapport publié récemment aux Pays-Bas, près de 90 pourcents des jeunes
Turcs néerlandais considèrent les membres de l’EI comme des « héros »
(depuis lors, ce dernier rapport a essuyé
des critiques mais ses auteurs maintiennent leurs conclusions).
En Allemagne, le soutien à l’EIIL a augmenté
d’une façon si menaçante qu’en septembre, le gouvernement a fait passer une loi
pour l’interdire purement et simplement. D’après un article
du New York Times, cette loi prévoit
« une interdiction des activités en soutien à l’État islamique en Irak et
en Syrie, y compris toute exhibition de son drapeau noir, dans le cadre de la
suppression de la propagande et du recrutement organisés par le groupe
extrémiste auprès des Allemands. » Le 5 décembre, les autorités ont fait
usage de cette loi pour fermer
une mosquée à Brême dans laquelle auraient été prononcés des sermons
incitant de jeunes musulmans à faire la Hijra – c’est-à-dire à émigrer – pour
rejoindre le djihad.
En France, on estime à 700 le nombre de
personnes ayant fait la Hijra ; c’est le nombre le plus important en
Europe. Selon un sondage
ICM réalisé cet été à la demande de l’agence de presse russe Rosslya
Segodnya, une personne sur six soutient l’EI. Parmi les 18-24 ans – la classe
d’âge la plus importante de la population musulmane du pays – 27 pourcents ont
indiqué avoir une « opinion positive » du groupe terroriste.
Il ne s’agit pas là de simples données
mathématiques mais bien de personnes, de dizaines de milliers de jeunes, hommes
et femmes. En réalité, comme l’observe
le Guardian, une analyse faite par
des universitaires italiens sur plus de deux millions de messages en arabe
postés en ligne, montre que « le soutien à l’État islamique parmi les
utilisateurs arabophones des réseaux sociaux en Belgique, en Grande-Bretagne,
en France et aux États-Unis est plus important qu’en Syrie et en Irak qui sont
pourtant les fiefs de ces groupes militants. »
Pourquoi ?
C’est exactement la question que se
pose le maire de Rotterdam Ahmed Aboutaleb, musulman d’origine marocaine.
Malgré la fermeté de ce dernier face au radicalisme islamique, le nombre de
jeunes qui, à Rotterdam, sont soupçonnés de se radicaliser a augmenté
de 50 pourcents en un an. Dans l’attente du procès d’un djihadiste présumé,
Aboutaleb, selon le quotidien néerlandais AD,
se demandait à voix haute « pourquoi de tels jeunes, éduqués et pleins de
promesse, s’engagent dans le djihad. »
Il aurait déclaré : « La question est
de savoir qui sont ces gens qui partent et pourquoi ils le font. Parce qu’ils
se sentent discriminés ? Parce qu’ils n’ont pas de travail ? Parce
qu’ils sont rejetés par la société? Je ne comprends pas ça. Cela pourrait
probablement pousser quelqu’un à franchir le pas mais il doit y avoir d’autres
éléments qui jouent un rôle. »
En fin de compte, ce sont des questions que
tout le monde devrait se poser – à commencer par les agences de renseignement
et les services de répression. Car au moment où le nombre de djihadistes
occidentaux est en augmentation et que le soutien à l’EI grandit, une chose
devient de plus en plus claire, à savoir que tant que nous n’avons pas de
réponses à ces questions fondamentales, rien de ce que l’on fera ne comptera.
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